Monseigneur Léonard : » un évêque dans le siècle »
« Primat » de l’Eglise catholique de Belgique jusqu’en 2015, Monseigneur André-Joseph Léonard appartient à la frange conservatrice de l’Eglise catholique, davantage dans la ligne de Benoît XVI et Jean-Paul II que du pape François. Il publie ces jours-ci un livre d’entretiens avec la philosophe libéral Drieu Godefridi, que nous avons rencontré à cette occasion.
Le pape François a choisi de ne pas faire de Monseigneur Léonard un cardinal, contrairement à ce qui fut le cas de la plupart de ses prédécesseurs. N’est-ce pas un homme quelque peu aigri que vous avez rencontré ?
Drieu Godefridi : Votre question est pertinente, et franchement je me l’étais posée. Léonard a rencontré tant de critiques durant sa carrière, jusqu’à cette vexation finale, que l’on était en droit d’attendre, en effet, de l’amertume, des regrets. En réalité, pas du tout. J’ai trouvé, quelques mois avant son départ en retraite dans le Sud français, un homme apaisé, heureux même, sans la moindre trace de rancoeur. Il s’en explique lui-même à la fin de nos entretiens, concédant avoir été surpris de ce mépris romain, pour rebondir aussitôt « Tout est grâce »… Si nous limitons notre appréhension du phénomène Léonard à la presse et aux réseaux sociaux, on en vient à oublier, non seulement le succès de la carrière de Léonard au sein de l’Eglise — « primat », en Belgique, il n’y a pas mieux ! — mais aussi sa popularité parmi le peuple chrétien, déjà remarquable à l’époque où il était évêque de Namur. Léonard fait partie de ces fortes personnalités qui suscitent autant d’adhésion, et d’enthousiasme, que d’hostilité. N’a-t-il pas réussi à éveiller des vocations ecclésiales là où la plupart des évêques européens y échouent depuis de longues années ? Je dirais, pour conclure ma réponse à votre question, que Léonard m’a donné l’impression d’un homme qui a conscience des limites de son oeuvre pastorale, mais le sentiment du devoir accompli.
Vous parlez de devoir accompli, mais relevez vous-même, lors de ces entretiens, ce que vous appelez la « faiblesse du lobby catholique » en comparaison d’autres lobbys, actifs notamment au Parlement européen. On songe, entre autres, au lobby LGBT.
On ne pouvait attendre d’un homme qu’il renverse, à lui seul, la tendance à la déchristianisation, lourde et même dominante, en Europe. Il me semble que cette faiblesse de l’influence catholique tient au moins autant à une sorte de complexe d’infériorité intellectuelle, que déplorait déjà l’épistémologue Paul Feyerabend (« Adieu la Raison »), qu’au recul du nombre de fidèles. À l’époque de son omnipotence, l’Eglise s’est opposée à la science; de ce point de vue, elle a constitué un obstacle au progrès de la connaissance. Toutefois, il me semble que beaucoup de catholiques accordent trop d’importance à cette période, en omettant le reste. Je veux dire : c’est une vérité historique que, sans l’Eglise, il n’y aurait pas de civilisation occidentale. Quand, sous le double coup des invasions scandinave, au Nord, et islamique, au Sud, l’Europe s’effondre à la fois sur la plan économique et démographique, elle sombe rapidement dans l’anarchie. Ce moment-charnière, que décrit si bien Henri Pirenne dans son Histoire de l’Europe, est marqué par ce que Hegel qualifiait de rebarbarisation : plus personne ne sait lire, ni écrire. Dans ces ténèbres épaisses, seuls demeurent quelques foyers de culture, et ces foyers sont des monastères. Entre le VII et le IXe siècles, les dernières bribes de civilisation, en Europe, sont toute catholiques. Ce sont des moines qui assurant la transmission de l’histoire et de la civilisation antique; ce sont des moines qui conservent, étudient, transmettent les rares écrits qui subsistent. Dès le XIe siècle, ce sont encore des moines qui redécouvriront, à Bologne, le droit romain, donnant à cet alphabet du droit la formidable postérité que nous lui connaissons. Quelle hérésie — si vous me passez l’expression — de réduire l’apport catholique à la culture occidentale au statut d’obstacle, de ralentisseur, de dos d’âne en somme, alors qu’il en fut la condition sine qua non. Trop de catholiques, y compris parmi les intellectuels, se comportent comme si leur credo était une sorte de superstition tout juste tolérée, un obstacle heureusement dépassé par la science triomphante.
Même si on lui reconnaît ce rôle historique déterminant dans la transmission de la culture antique, en quoi l’Eglise et la pensée catholiques demeurent-elles pertinentes dans le monde contemporain ?
Votre question me ramène exactement au motif de ma démarche auprès de Mgr. Léonard, quand je lui ai proposé la série d’entretiens qui a donné naissance à cet ouvrage. Je perçois, chez beaucoup de catholiques, la tentation de l’écologisme, comme si la technique était en fin de compte le véritable adversaire de l’Eglise contemporaine. Quoi, quelle est cette technique qui s’autorise à fantasmer un avenir post-humain, l’immortalité ! En réaction à cette hubris technologique, un auteur catholique, Tugdual Derville, déclarait à l’occasion d’une conférence à Bruxelles, le 10 octobre dernier : « Je me sens plus proche d’une salade que d’un ordinateur. » Je comprends ce sentiment, qui témoigne d’une saine réaction face aux ambitions sans limites en effet de la technique contemporaine. Pour autant, et même s’il ne m’appartient pas de contredire un sentiment, il me semble qu’il repose sur une confusion intellectuelle. L’ordinateur n’est pas une créature extra-terrestre qui viendrait s’imposer à l’homme, le domestiquer, le réduire en esclavage (une thématique déjà ancienne; songeons à la série des films Terminator). L’ordinateur est, tout au contraire, le fruit de ce qui constitue, dans la tradition aristotélico-thomiste, le propre de l’homme, c’est-à-dire sa raison. Pour ma part, je me sens « plus proche » de l’ordinateur, ce fruit merveilleux du génie humain, que de la salade. Que je sache, c’est l’homme que Dieu a fait à son image, pas la salade ! Ceci dit, et j’en viens à l’actualité du message chrétien, nous ne devons pas mésestimer les enjeux du progrès technologique contemporain. De l’utérus artificiel à la récupération de la mémoire humaine — pour l’implémenter sur un corps neuf — en passant par le changement de sexe et le remplacement progressif de chacun de nos organes, il est incontestable que ces possibilités — je ne parlerais plus automatiquement de « progrès », sinon d’un point de vue strictement quantitatif et scientifique — ces possibilités ne sont plus seulement des prolongements de notre humanité, la rendant de cent manières plus confortable et en augmentant la durée. Les derniers développements technologiques, encore embryonnaires, affectent la définition même, l’essence, de notre humanité. Demain, un être qui naîtrait en dehors du corps de la femme (utérus artificiel), serait amené à changer de sexe au cours de sa vie, laquelle ne connaîtrait virtuellement plus de limite dans le temps, et aurait subi mille manipulations génétiques visant à en accroître la « perfection », cet être relèverait d’une catégorie nouvelle, qui n’est plus celle de notre humanité, de l’humanité tout cours. Or, il me semble qu’on ne peut pas laisser le progrès technologique décider de lui-même, du seul fait de ses avancées, de ce qui est bien ou mal, de ce qui est tolérable et de ce qui est — même dans un sens figuré — proprement diabolique. Sur toutes ces questions, je vous dirais que l’éclairage le plus important dont j’ai connaissance est celui de Léonard. Comme je m’attendais à un discours essentiellement négatif, de rejet ou de mise en garde — comme celui que je viens de vous tenir — Léonard m’a rappelé que, d’une part, pour faire un être humain, même en dehors du corps de la femme, il faudra toujours des gamètes. Qu’en d’autres termes, cet affranchissement de la biologie ne sera jamais que partiel. Surtout, le philosophe Léonard, empruntant à Hegel dont il est un réputé connaisseur, et qu’il a enseigné à des générations d’étudiants de l’université de Louvain, nous rappelle la distinction entre le bon et le mauvais infini. Permettez-moi de le citer : « Je serai toujours enfermé en quelque sorte dans mon individualité. Je ne pourrai pas être tout à la fois. Je ne pourrai pas à la fois être un homme, une baleine, une tulipe et l’étoile Sirius. Il y a une finitude à laquelle on n’échappe pas. Vouloir faire reculer notre finitude au lieu de la prendre au sérieux, de l’assumer, la faire reculer en disant : on va vivre 200 ans au lieu de 80, on va vivre 500 ans au lieu de 120, c’est un dépassement dérisoire de notre finitude. C’est un dépassement quantitatif au niveau de notre durée de vie. C’est ce que Hegel appelle le « mauvais infini », où on ne fait que déplacer une frontière, mais toujours dans le même ordre, au lieu de se transcender vers un ordre supérieur. Pour Hegel, ce n’est pas comme cela que l’on accède à l’infini. La nature, elle, ne peut pas faire autrement, elle a multiplié les galaxies — cent milliards de galaxies, cent milliards d’étoiles chaque fois — parce qu’elle ne peut pas mimer un ordre supérieur, sinon en étendant au maximum ses propres possibilités. Alors, il me semble assez vain de viser à l’infinitude divine en allongeant notre séjour sur cette planète, même en l’allongeant indéfiniment. » Cette mise en perspective d’un transhumanisme pourtant si sûr de lui-même, me paraît à la fois éclairante, et de nature à montrer que la science, quel que soit le respect qu’on lui porte, n’épuise pas la réflexion sur l’homme.
Pour conclure, quel est le message que pourrait nous laisser Léonard ?
J’invite nos lecteurs à prendre connaissance de nos échanges et à en tirer les enseignements qui leur paraissent pertinents, car je ne m’autorise pas à résumer la pensée de Léonard. Pour ma part, ce qui m’a impressionné, est l’humilité du désir de transcendance –dans le sens d’un dépassement de soi, aux antipodes du transhumanisme dont nous parlions à l’instant– qui habite si manifestement cet ecclésiaste philosophe.
« Un évêque dans le siècle, Monseigneur Léonard interrogé par Drieu Godefridi, préface Richard Miller (Les éditions du CEP, septembre 2016, 200 p., ISBN 978-2-39007-028-3, 14 EUR)
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