Nicolas Baygert
Molenbeek, déchirée entre société et communauté
Salah Abdeslam, djihadiste volatil, cueilli en pleine zone de confort, rue des Quatre-Vents (ça ne s’invente pas), parmi « les siens » : des faits venant presque trop facilement corroborer les pires allégations sur Molenbeek.
Malgré les récusations politiques ou les coups de com, le préjudice réputationnel qu’endure la commune bruxelloise est immense – celle-ci se trouvant désormais incriminée pour faits de complicité.
« Il n’a pas de soutien dans la communauté molenbeekoise ! Qu’il ait un réseau de copains, une filière, certainement ! » s’exclamait Sarah Turine (Ecolo) dans les colonnes de Libération, ce 21 mars. Comment extraire le phénomène djihadiste de son contexte urbain ? Comment ne pas essentialiser la solidarité de proximité dont, vraisemblablement, Salah Abdeslam profita, à l’ensemble de la commune ?
En janvier dernier, la BBC se demandait si la Belgique n’avait pas engendré son propre système d' »apartheid » avec ses ghettos. « Chose plus dangereuse, ce n’est pas une question de vivre ensemble mais de ghetto mental », soulignait Paul Jacobs, ancien patron du Comité P (le comité permanent de contrôle des services de renseignement). Pour mieux saisir cette notion de « ghetto mental », un retour aux classiques s’avère utile.
En 1887, Ferdinand Tönnies publiait Gemeinschaft und Gesellschaft. Dans son ouvrage, le sociologue allemand opérait une distinction entre société et communauté. Dans la Gesellschaft (la société), les relations demeurent impersonnelles. Le « vivre ensemble » repose sur le bon vouloir de chaque agent moral autonome. C’est l’hypothèse libérale : un individu « désencombré » des normes liées au contexte socioculturel dont il provient. A ce titre, l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou en appelle à une « théologie de l’acculturation » : une religion débarrassée de l’enveloppe culturelle des pays d’origine.
A l’inverse, la communauté organique (Gemeinschaft) se caractérise par l’attachement qu’a l’individu envers sa famille, son village (son quartier), ceux qui y habitent (« le réseau des copains ») et les pratiques coutumières et religieuses y existant. Comme territoire intérieur, la communauté reste une terra incognita pour les gestionnaires de la cité. A l’une ou l’autre exception près : « Si j’avais été au coeur de la société molenbeekoise, j’aurais été informé du séisme qui se préparait. Des mamans seraient venues me voir, j’en suis certain. Moi, j’aurais mieux senti le trouble dans la commune », juge ainsi l’ancien bourgmestre PS de Molenbeek, Philippe Moureaux (1).
Il faut donc nuancer : les initiatives cherchant à renforcer le « vivre ensemble » proposent en réalité de « faire société ». Mais derrière ses vertus prophylactiques, le vivre ensemble n’est souvent qu’un « façadisme » (bien connu par les contempteurs de la bruxellisation) derrière lequel s’expérimente la juxtaposition des communautés – un « laboratoire social » plus ou moins harmonieux.
Aussi, la célébration de la diversité ne pourra guérir le ressentiment niché dans quelques arrière-boutiques salafistes, pour lesquelles le territoire de la foi (dar-el-islam) s’oppose à l’espace public, qui, chez les plus radicaux, se vit comme dar-el-kofr : territoire de la mécréance. Et Molenbeek, dès lors ? Un non-lieu où il ne s’agit plus de prendre racine mais le maquis. Pour certains malfrats passés de Scarface à Abou Bakr al-Baghdadi, la ville se vit dorénavant en mode Airbnb. Pour eux, le catéchisme du « vivre ensemble » ne pèse pas lourd face à la perspective grisante du « mourir ensemble ».
(1) La vérité sur Molenbeek, par Philippe Moureaux, Editions la Boîte à Pandore, 2016.
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