Carte blanche
Lutte contre la radicalisation: ‘Tel est pris qui croyait prendre !’
La commune de Molenbeek s’oppose à la mise en place sur son territoire communal d’un projet de prévention de la radicalisation par l’ASBL WE LOVE BRUXELLES. Une affaire qui ne manque pas de piquant…
L’association culturelle WE LOVE BRUXELLES, à peine fondée en juillet 2017 à Anvers, s’est vue octroyée un subside de 100.000 euros par le ministère de l’Intérieur en vue de mener une expérience pilote en matière de lutte contre la radicalisation à Molenbeek. La commune argumente qu’elle dispose d’un service de prévention et qu’il est incohérent de mettre en place un tel programme sans concertation ni coordination. Il aurait été, selon elle, souhaitable que l’équipe des éducateurs de rue, actuellement au nombre de 15, soit augmentée.
L’affaire ne manque pas de piquant. Depuis 1980 et la deuxième réforme de l’État, les matières personnalisables, dont la prévention, font partie intégrante des prérogatives des communautés. Or, depuis le début des années 90, les régions et l’État fédéral n’ont cessé de disputer cette responsabilité aux communautés en doublant systématiquement tous les dispositifs communautaires. Avec des moyens nettement plus importants, une philosophie souvent très sécuritaire et en étroite collaboration avec les communes qui ont été largement financées pour ces nouvelles missions.
Loin de moi l’idée de refuser l’aide d’autres niveaux de pouvoir pour renforcer la prévention auprès des jeunes. Je suis d’ailleurs le premier à rappeler depuis le début des premiers départs en Syrie que nous disposons des outils et des services pour prévenir efficacement cette problématique. Mais il n’est pas acceptable que cela se fasse sans concertation ni accord des services communautaires. Sans quoi on assiste non seulement à un gaspillage financier injustifiable, mais surtout à une concurrence entre services et entre philosophie d’action.
Ce que je relève va au-delà d’un pur aspect financier. Les fondements du travail social de prévention puisent leur force dans le lien de confiance que doivent établir les professionnels avec les bénéficiaires des services qui leur sont destinés. L’affiliation à ces services dépend intrinsèquement de cette relation de confiance qui se construit petit à petit, mais qui demeure toujours fragile. Ces principes s’appuient sur une série de textes internationaux et nationaux qui dessinent un certain nombre de règles déontologiques auxquelles peut se référer tout travailleur amené à accomplir des missions de travail social, quels que soient sa formation, son diplôme et/ou son expérience. Si les opérateurs privés (ASBL) peuvent se doter de manière relativement autonome de valeurs et d’un mode de fonctionnement qui leur garantiront de pouvoir travailler dans le respect de ces principes, il n’en va pas de même pour des travailleurs sociaux qui dépendent d’une autorité publique. Ces derniers, même s’ils sont amenés à réaliser des actions de prévention, sont aussi dépositaires, à l’exclusion de tout autre acteur, de fonctions de contrôle et de répression en cas de violation de la loi. Ces travailleurs sociaux peuvent être pris en étau par ce couple contre nature que forment les fonctions aide/prévention et contrôle/répression. Et malgré toute la bonne volonté des travailleurs sociaux de ces services de prévention, les éducateurs de rue notamment, le risque plane de manière permanente que soit davantage poursuivit le maintien de l’ordre public au détriment de tout le travail d’accompagnement qu’ils auront mené et de la confiance qu’ils auront gagnée.
Ceci est d’autant plus vrai dès lors qu’il s’agit de lutte contre les phénomènes de radicalisation et l’extrémisme violent. Les dernières modifications législatives relatives au secret professionnel sont éloquentes : en levant l’obligation de se taire pour les travailleurs sociaux et en les contraignant à transmettre au Procureur du Roi des informations susceptibles de constituer des indices sérieux d’une infraction terroriste, c’est bien tout le travail social qui est mis en péril. La pierre angulaire est l’échange d’informations, le signalement de suspicions au service du Renseignement.
C’est le travail social dans son ensemble qui va subir cette pression. Mais ce risque est encore plus accru au niveau local, reconnu par la commission attentats (dont les recommandations ont été approuvées ce jeudi par la Chambre) comme le niveau à la fois privilégié et primordial, outillé d’un nouveau dispositif logé au coeur de son action, les CSIL. Ces Cellules de Sécurité Intégrée locale sont des plateformes locales d’échanges d’information qui réunissent les services communaux, dont ceux de la socio-prévention, les autorités communales et administratives, la police, voire même des représentants du parquet. L’objectif est l’échange d’information précoce relative à des suspicions de radicalisme, en portant une attention accrue sur les mineurs. Il ne faut pas être devin pour comprendre que les éducateurs de rue des services de prévention communaux devront sans doute obéir à leur hiérarchie et accepter de collaborer. Les Bourgmestres auditionnés lors des travaux de la commission d’enquête ont d’ailleurs rappelé l’importance d’articuler le niveau répressif avec le niveau préventif sans les opposer l’un à l’autre. Or c’est tout l’inverse pour les travailleurs des services privés communautaires de l’Aide à la Jeunesse. Le ministre Madrane l’a d’ailleurs réaffirmé dans une réponse à une question parlementaire début octobre. Ce secteur n’est pas tenu à participer à ces CSIL. Il a par ailleurs rappelé que si des données doivent être transmises dans le but d’objectiver la problématique, elles seront toujours anonymisées.
Depuis la naissance des contrats de sécurité et de prévention au début des années 90, j’ai à plusieurs reprises dénoncé l’amalgame qui est fait entre les objectifs de maintien de l’ordre public et ceux que doit cibler une réelle politique de prévention tels que répondre de façon structurelle aux phénomènes d’exclusion sociale. Force est de constater que plus de 16 ans plus tard, cette confusion est toujours forte. L’amalgame est encore plus inquiétant à la lueur des volontés de suspicion, d’observation et de fichage induits par la lutte contre les phénomènes de radicalisation. Sans nier la nécessité de lutter contre l’extrémisme violent, celle-ci ne peut s’envisager sereinement sans une cohérence et une cohésion minimale entre tous les niveaux de pouvoir. Il est à craindre que ces multiples actions aux philosophies profondément différentes ne s’adressent aux mêmes personnes et que les actions qui en découlent ne soient interprétées par les premiers intéressés comme quelque chose de déloyal et mensonger. Comment ces jeunes vont-ils reconnaître nos valeurs démocratiques et s’y affilier ou s’y réaffilier si les règles de notre société ne sont pas claires ? Le risque est, à terme, de provoquer ce qu’on souhaite a priori combattre.
La commune de Molenbeek fait aujourd’hui la triste expérience de la réalité que vivent quotidiennement les acteurs de prévention dont principalement les services AMO (Action en milieu ouvert) de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui se voient régulièrement déposséder de leurs prérogatives. Pour info, ces services au nombre de 20 pour Bruxelles reçoivent pour poursuivre leur mission de prévention un montant global de 5 millions d’euros. Les services de prévention communaux quant à eux comptabilisent à eux seuls pour la Région bruxelloise un montant total de 36 millions d’euros. Faites le calcul !
Bernard De Vos, délégué général aux droits de l’enfant
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