Les vies brisées de Bernard Wesphael
Inculpé pour le meurtre de son épouse et incarcéré à la prison de Bruges, le député wallon clame son innocence. Presque seul contre tous. Comme il en a toujours été persuadé.
Quoi qu’il arrive, et quoi qu’il se soit réellement passé, le parcours politique de Bernard Wesphael a sans doute pris fin le jeudi 31 octobre 2013, dans la chambre 602 de l’hôtel Mondo, à Ostende. Triste sortie de scène pour le député wallon, membre fondateur d’Ecolo. Une vie qui s’éteint, celle de Véronique Pirotton, son épouse depuis un an. Et une autre qui se fracasse, la sienne. En toile de fond, un brouillard de mots et d’images – les choeurs tragiques de Sophocle, la saga Borgen, les réminiscences du drame Cantat-Trintignant.
D’emblée, arrive ce souvenir : Bernard Wesphael à la réception officielle des Fêtes de Wallonie, en septembre dernier. Vêtu d’un gilet bordeaux, façon dandy, une coupe de champagne à la main, il s’évertue à donner le change. Accompagné de sa fille, Saphia, sa fierté, il disserte sur le rachat du quotidien L’Avenir par Tecteo. Il évoque son nouveau parti, le Mouvement de gauche, « en ordre de marche », assure-t-il. Avec emphase, il promet un coup fumant, sans en dire beaucoup plus. « Vous verrez… », glisse-t-il, mystérieux, comme si un nouvel octobre 1917 se tramait, et qu’il en était le maître d’oeuvre. Du pur Wesphael. Mais en cette fin d’après-midi, sa solitude apparaît criante. Si souvent conspué pour ses manières de diva, le voilà à présent paria. Pas un mot échangé avec Jean-Marc Nollet, ni avec Marcel Cheron, ni avec aucun autre de ses ex-camarades verts. Les grands fauves de la politique wallonne l’ignorent. Au mieux, on lui adresse un sourire gêné, une poignée de main distraite. Dépouillé de son statut de chef de groupe, qu’il a assumé avec verve de 2009 à 2012, Bernard Wesphael n’intéresse plus, n’existe plus. Seul Gilles Mouyard, sympathique député libéral, au poids politique toutefois proche de zéro, vient lui parler. Lucide, le lonesome cow-boy liégeois admet que ses chances d’être réélu en 2014 sont minces. « Je vais peut-être faire autre chose, aller vivre ailleurs… »
Echapper à son destin
Faire autre chose ? Député est son seul diplôme. La politique, ce qu’il fait de mieux. Depuis sa naissance, le 25 septembre 1958, il n’a cessé de vouloir échapper à son destin, de combattre le déterminisme d’une enfance rythmée par les fermetures d’usines, dans la grisaille de la banlieue liégeoise. Le souvenir de son grand-père, mineur, s’étouffant peu à peu, pour finalement mourir de la silicose à 53 ans, l’a marqué pour toujours. Son père est lui aussi descendu au fond, avant de saisir la chance d’une vie : quitter le charbonnage de Chênée pour devenir fonctionnaire.
Bernard Wesphael avait d’autres ambitions que cette vie tiède et bien rangée, qui faisait figure de Graal pour son paternel. Dès lors, tout le restant de son existence ne fut que batailles.
A 16 ans, il claque la porte du foyer familial. S’engage dans l’armée. L’expérience sous les drapeaux est brève : au bout de quelques mois, et après une dizaine de nuits au cachot, il est renvoyé pour mutinerie et indiscipline. La rage au ventre, il se barre à vélo dans les Cévennes, tâte de la vie en communauté, puis revient à Liège, où il trouve du boulot comme éducateur. C’est l’époque où la galaxie écologiste se structure en parti politique. Affilié aux Amis de la Terre, Bernard Wesphael accompagne le mouvement, non sans hésitation. Il est de ces militants « antisystème », méfiants par principe vis-à-vis de l’action parlementaire. Ce qui ne l’empêche pas de comprendre très vite comment fonctionne la machine politique, et d’en intégrer les codes. Déjà, il se verrait bien en haut de l’affiche. Il y a en lui du Rastignac et du Machiavel.
En 1982, Liège devient la première grande ville d’Europe où les Verts participent au pouvoir. Ecolo s’empare de trois échevinats, comme on prend la Bastille. Quand la liesse du 15 août envahit la Cité ardente, lui, veste en cuir et cheveux longs, un peu éméché, pavoise sur la chaussée, aux côtés de Raymond Yans, échevin de l’Urbanisme. Une voiture de police klaxonne pour qu’ils dégagent le passage. En vain. Les deux olibrius demeurent ostensiblement au milieu de la rue. L’agent sort de son véhicule, prononce injures et menaces. « Vous ne savez pas à qui vous vous adressez », lui rétorque Wesphael, drapé dans sa dignité de représentant du peuple outragé. Tout le personnage, fanfaron, frondeur, un brin inconscient, est dans cette anecdote.
Intrigues en coulisses
En fait, depuis la conquête de son premier mandat (conseiller provincial, en 1987), Bernard Wesphael a toujours progressé à force d’intrigues en coulisses, jamais de façon « naturelle ». L’état-major d’Ecolo ne lui a fait aucun cadeau ; lui, de son côté, a fait beaucoup pour se rendre indésirable. Sa longévité en politique, il la doit à son habileté manoeuvrière, bien davantage qu’à ses connexions avec les galonnés de son parti.
Deux exemples. 1999, d’abord. Il conquiert la tête de liste régionale au détriment de Nicole Maréchal. L’éviction de la députée sortante, ex-attachée parlementaire de José Daras, l’une des figures historiques d’Ecolo, provoque l’émoi en interne. Qu’importe, il a gagné, il entre au parlement wallon. 2004, ensuite. Le scénario se répète. José Daras et Thierry Detienne, ministres en exercice, lorgnent logiquement la tête de liste. Mais, le jour du poll, Wesphael leur ravit la place, après avoir rameuté le ban et l’arrière-ban de ses fans. Daras et Detienne se retrouvent sans aucun mandat. Comment, dans ces conditions, ne pas se faire détester par l’appareil du parti ?
La législature 2004-2009 est celle de la Daerdenmania. Celle, aussi, d’une intense guérilla anti-Daerden, dont Bernard Wesphael devient l’un des artificiers les plus en vue. En cognant contre le ministre wallon du Budget, en ciblant ses anciennes activités de réviseur d’entreprises, le député vit sa période faste. Et trouve un double exutoire pour ses talents de bateleur. L’un, collectif : faire exister Ecolo, qui ne compte plus que trois élus au parlement wallon. L’autre, personnel : assouvir sa soif de lumière.
Michel Daerden, Bernard Wesphael. Le match vire à la haine. D’autant plus que le second est aidé en sous-main par des élus socialistes, qui l’alimentent en informations confidentielles – ce que Daerden subodore, bien sûr.
En 2005, le Liégeois s’oppose au projet de Constitution européenne. A part lui, seules deux autres parlementaires, Zoé Genot et Céline Delforge, refusent de voter le texte. Certains en déduisent qu’un nouveau courant de gauche se dessine au sein d’Ecolo. Mais entre les trois réfractaires, la jonction n’aura pas lieu. Pour des raisons en partie idéologiques : sur l’immigration, la délinquance, la sécurité, Bernard Wesphael occupe plutôt le flanc droit du parti. Solidaire, oui, de tout coeur, de toutes ses tripes, mais d’abord avec les ouvriers d’ArcelorMittal plutôt qu’avec les sans-papiers.
Puis vient la victoire électorale de juin 2009. Ecolo se hisse à un fifrelin des 20 %, le score vaut ticket d’entrée au gouvernement wallon. Bernard Wesphael ? « Sur le papier, il est ministrable », écrit Le Soir. Sur le papier seulement. Les stratèges du parti le jugent peu fiable et envoient Jean-Marc Nollet et Philippe Henry gouverner à sa place. Cela, passe encore. Mais la désignation, à la présidence de l’assemblée régionale, d’une Emily Hoyos sans aucune expérience parlementaire, c’en est trop pour lui. L’oublié du casting se sent humilié. Plus que jamais, et en dépit de son titre de chef de groupe, lot de consolation, il vit en marge de sa propre formation politique.
Protégé par Javaux
Un après-midi de juillet 2009, encore sonné par le désaveu, il reçoit chez lui, dans le quartier du Laveu. Deux heures durant, il évoque la gauche, la Wallonie, les affaires judiciaires qui planent au-dessus du PS liégeois, ainsi que son amitié avec Paul Lannoye, le père fondateur d’Ecolo, et son père en politique. Sur le pas de sa porte, une ultime confidence : « Si, demain, je crée mon parti, ici à Liège, je fais 10 %. » Croit-il lui-même dans le pronostic insensé qu’il formule ? Mystère.
Si Bernard Wesphael ne quitte pas le navire, c’est en grande partie le fait de Jean-Michel Javaux. Par son style propret et son discours dépourvu d’aspérité idéologique (on le surnomme Jean-Michel Javel), le nouveau wonder boy écolo, principal artisan du triomphe de 2009, apparaît de prime abord comme l’anti-Wesphael. Erreur : les deux hommes sont des écorchés vifs. Ils se comprennent intuitivement. A l’intérieur du parti, le coprésident ménage, et souvent protège, le trublion Wesphael. Au point de susciter alors ce commentaire de Marcel Cheron, l’un des plus anciens députés verts : « Jean-Michel est très patient avec Bernard. J’espère qu’il ne l’est pas trop, au sens où il ne faudrait pas que ça devienne de l’abus. »
C’est que le Liégeois multiplie les cavaliers seuls. Ecolo manifeste son attachement à la cohésion Wallonie-Bruxelles ? Il affiche un profil régionaliste pointu. Ecolo débat de la délicate question du port du voile ? Sans attendre, il porte haut une laïcité de combat. Ecolo intègre les gouvernements régionaux ? Il se fait chantre de la liberté parlementaire face au poids trop lourd des exécutifs. Certains y voient l’expression d’un idéalisme échevelé. D’autres, le besoin narcissique, et lassant, d’attirer sur soi les projecteurs. « Comme chez tous les grands manipulateurs, il y a dans ce qu’il dit une part de sincérité », juge à l’époque un haut responsable du parti. Propos cruels, qui en disent long sur l’exaspération que provoque le cas Wesphael.
La messe est dite
Au printemps 2011, l’intéressé déclare dans Le Vif/L’Express qu’il se sent proche de l’ancien ministre socialiste français Jean-Luc Mélenchon, qui vient de fonder un nouveau parti rouge-vert. Un message codé, pour signifier que lui aussi est en partance ? Le député carolo Xavier Desgain, autre pionnier de l’écologie (il a adhéré en 1984), n’ose y croire. « Connaissant la machine Wesphael, je sais que s’il s’en allait, ce serait un déchirement immense. » Son ami Jean Thiel, ex-député fédéral, exprime la même incrédulité. « Il ne le fera pas ! Je serais le cul par terre si ça arrivait. Il en souffrirait trop. Bernard est un enfant d’Ecolo. Entre les moments durs qu’il traverse chez Ecolo et la grande souffrance qui serait la sienne s’il quittait le parti, il n’y a pas à choisir. »
Bernard Wesphael choisit, pourtant : le 26 mars 2012, il annonce sa rupture avec sa famille de toujours. Trois semaines plus tôt, il s’est présenté à la présidence d’Ecolo. Il a échoué face à Emily Hoyos et Olivier Deleuze, mais il s’y attendait un peu. En revanche, la gifle que lui ont infligée ses collègues l’a mis KO. Emily Hoyos élue à la tête du parti, le perchoir du parlement wallon devenait vacant. Aux 14 députés du groupe Ecolo de départager les trois candidats à sa succession. Verdict, à l’issue du vote : Patrick Dupriez, Veronica Cremasco, Bernard Wesphael, tiercé dans l’ordre. Ite missa est.
A partir de ce jour, rien n’est plus comme avant. Promu président d’un Mouvement de gauche bâti à la hâte, Wesphael se cherche un nouveau chemin. Jusqu’au trou noir du 31 octobre.
Dans un coin de son domicile liégeois sommeille la célèbre affiche montrant les trois géants de la chanson française Brassens, Brel et Ferré, attablés ensemble dans un appartement parisien. Du premier, Bernard Wesphael a beaucoup aimé la désinvolture libertaire. Du second, le romantisme éruptif, à fleur de peau. Mais c’est la poésie sombre, sauvage et complètement barrée du troisième qui a le plus souvent soigné ses migraines, les soirs de vague à l’âme. Au fond de sa cellule, à Bruges, le député déchu songe peut-être à ces paroles autrefois chantées par Léo :
Oui ça pleuvait, oui ça pleuvait
Comme à Ostende et comm’ partout
Quand sur la ville tombe la pluie
Et qu’on s’demande si c’est utile
Et puis surtout si ça vaut l’coup
Si ça vaut l’coup d’vivre sa vie.
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