Alda Greoli a bloqué l'attribution de subsides à neuf associations, accusant Rachid Madrane de les avoir sélectionnées de manière partiale et peu transparente. © DENIS CLOSON/ISOPIX

Les petits cadeaux du camarade Madrane

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Rachid Madrane est un ministre en suspens, crise politique oblige. Mais les critiques dont il fait l’objet en matière d’aide à la jeunesse ne s’interrompent pas. Beaucoup l’accusent de favoriser les projets socialistes et laïques. Lui affirme remettre de l’ordre.

Des jouets, comme s’il en pleuvait. Puis des livres, du mobilier et même des matériaux de construction offerts par une entreprise. Un article dans la presse, et les dons avaient afflué. Généreux, mais insuffisants pour atteindre les 300 000 euros nécessaires à la rénovation du Biseau, à Binche. Cette maison d’accueil, la pédiatre Colette Van Helleputte l’avait imaginée à force d’accueillir à l’hôpital trop d’enfants parqués. Nullement malades mais en difficulté familiale, casés là faute de places en institutions de placement.  » Retraitée il y a un an, j’ai essayé d’avancer. A la télé, un jour, j’ai vu Alda Greoli (NDLR : ministre CDH de l’Enfance) et Rachid Madrane (NDLR : ministre PS de l’Aide à la jeunesse) annoncer des moyens. J’ai sauté sur l’occasion. Comme je n’avais pas de personnalité juridique, j’ai sollicité l’asbl Alises, que je connaissais via le CHU Tivoli, qui a rentré le projet pour nous.  » Bingo ! Le Biseau obtient 521 357 euros. Embauche 12 personnes, entame les rénovations et, en attendant, loue un gîte où les juges de la jeunesse ont déjà envoyé huit enfants. Puis reçoit, le 21 juillet dernier, un courrier de l’administration :  » Désolé, les subsides sont bloqués.  »

Huit autres institutions attendent toujours la lettre. Et l’argent. Toutes avaient répondu à l’appel à projets lancé en novembre 2016 pour la création de 100 nouvelles places d’hébergement (Saae) et 120 prises en charge  » sur site  » (Saie), grâce à un refinancement inédit de 11,3 millions. L’équivalent, pour le secteur, d’une Saint-Nicolas qui tomberait en même temps que Noël et Pâques, tant les besoins sont abyssaux. Ces millions auraient pu sanctifier à jamais Rachid Madrane.  » On se réjouit qu’il s’en aille ! « , entend-on pourtant massivement aujourd’hui. Alda Greoli l’a sans doute ouï aussi, avant de décider de bloquer les fameux subsides (3,8 millions, au total), lors du dernier gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles avant les vacances, le 19 juillet dernier.

Philippon Toussaint, conseiller au cabinet Madrane, favorise-t-il l'asbl dont il était le directeur ?
Philippon Toussaint, conseiller au cabinet Madrane, favorise-t-il l’asbl dont il était le directeur ?© DR

Sans la crise politique PS-CDH, ce point serait certainement passé comme une lettre à la poste. En guise de représailles, Rachid Madrane a refusé un autre subside, qui devait revenir à une asbl dont le trésorier est député CDH. Nananère !  » Nous avons le sentiment d’être victimes d’une guéguerre « , soupire Colette Van Helleputte.  » Nous avons joué notre rôle de contrôle, au risque de paraître antisocial « , s’explique le porte-parole de la ministre. Qui justifie ce blocage :  » 100 % des bénéficiaires sont proches du PS. Et, après un coup de sonde, on s’est rendu compte que tout le monde n’avait pas été au courant de cet appel à projets !  »

Pas au courant ? Un courrier a bien été envoyé à tous les Saae et Saie de Bruxelles, Liège et Charleroi. Mais pas à d’autres structures, comme les PPP (projets pédagogiques particuliers). Tous PS ? Le CDH oublie de mentionner une asbl, La maison de l’institut Michotte, fondée en son temps par des religieuses. Pour les huit autres associations, Alda Greoli a raison. Alises (Le Biseau) est présidée par un conseiller communal PS, administrateur chez Solidaris. Le Phare et l’Olivier, deux nouvelles structures d’accueil, sont développés par Solidarité étudiants tiers-monde, qui dépend du Service social de solidarité socialiste à Saint-Gilles – tout est dans le nom. Les petits Spirou, les Carliers et la Route buissonnière sont portés respectivement par les CPAS de Charleroi, Tournai et Liège – tout est dans la couleur politique. Quant aux Moussaillons et au Rebond, ils dépendent de la Cité de l’enfance à Charleroi, division de l’ISPPC. Dont le directeur, Alberto Mulas, a été détaché pour devenir chef de cabinet adjoint de Rachid Madrane – tout est dans la proximité.

La revanche des laïques

Une proximité qui fait jaser. Car une fois sa parenthèse politique refermée, Alberto Mulas retournera à la Cité de l’enfance. En attendant, il ne se priverait pas pour arroser ses services. En mai, Alter Echos relatait l’épisode de l’agrément de la Maison de l’adolescent (Mado), le  » bébé  » d’Alberto Mulas. L’agrément, dans le secteur, est aussi recherché que le Graal : fini de se battre chaque année pour quelques deniers, la subvention devient automatique. La Mado l’a obtenu… contre l’avis de la commission, certes non contraignant. Que le ministre se soit assis dessus reste encore en travers de beaucoup de gorges.

Tout comme le résultat de l’appel à projets Saae/Saie. L’ISPPC devait être bien servi (743 000 euros et 28 places sur 68), alors qu’Alberto Mulas siège au comité de sélection. Il se retire, paraît-il, lorsque le vote le concerne.  » C’est bien gentil, ironise le député Ecolo Matthieu Daele. Mais dans ce genre de commission, les décisions se prennent au rapport de force informelle plutôt qu’au vote.  »  » Au vu des attaques dont il est la cible, Alberto Mulas ne semble pas avoir que des amis, réplique le cabinet dans une réponse écrite de 18 pages. Doit-on se passer d’expertises sous prétexte de risquer d’importer des inimitiés ? Et doit-on priver les institutions dont il provient de tout subside pour éviter la suspicion de conflit d’intérêts ? C’est évidemment irréaliste […]  »

On se réjouit qu’il s’en aille ! », entend-on massivement aujourd’hui

Alberto Mulas et Rachid Madrane voueraient une sainte horreur à la mouvance confessionnelle.  » Ils sont obsédés par le clivage catho/laïque, observe le juge Pierre-André Hallet, qui siège au Conseil communautaire de l’aide à la jeunesse. Et je crois qu’ils se trompent.  » Beaucoup le pensent aussi. Si les racines du secteur sont clairement chrétiennes,  » beaucoup de conseils d’administration se sont professionnalisés et émancipés « , dépeint un directeur  » parfaitement athée « .  » Ce clivage n’existe que dans la tête des socialistes.  »

Les laïques, eux, jugent que  » confessionnel et professionnel n’ont pas toujours fait bon ménage « , dixit Jacques Duchenne, directeur d’une AMO (service d’aide en milieu ouvert). Et considèrent que l’émancipation catholique n’a pas eu lieu. Après tout, des asbl mentionnent encore dans leurs statuts vouloir  » promouvoir (leurs) objectifs dans un esprit évangélique  » ou céder leurs actifs en cas de liquidation à une congrégation religieuse.  » Pour moi, ces statuts doivent être modifiés. Mais il ne faut pas se tromper de combat. Oui, il y a cinquante ans, on obligeait un petit musulman à aller à la messe et c’était inacceptable. Mais ça n’existe plus « , garantit Luc Somers, directeur de plusieurs institutions privées, qui souhaite l’apaisement.

« Des méthodes de pirates »

Car apaisé, le secteur de l’aide à la jeunesse ne l’est plus. Encore moins depuis l’attribution des subsides Saae/Saie. Quatorze projets sur 25 sont catalogués laïques/publics et concentrent 75 % des sommes allouées. Alors que le privé, largement majoritaire, était habitué à recevoir 80 % des financements.  » Nous aurions voulu une répartition juste, basée sur l’évaluation des dossiers. Or, ici, le cabinet a simplement distribué l’argent « , soutient un directeur. Le favoritisme politique a toujours existé, sous tous les ministres, reconnaissent plusieurs responsables.  » Mais de façon moins perceptible « , considère l’un.  » Avec plus de doigté et des queues de budget, poursuit un deuxième. Ici, le cabinet emploie des méthodes de pirates, dans des proportions inusitées.  »  » S’il avait rééquilibré à 70 % pour le privé, 30 % pour le public, pourquoi pas. Mais là… « , embraie un troisième.

 » Jamais un ministre n’a eu une aussi mauvaise gouvernance et n’a autant traficoté. Et j’ai travaillé dans un cabinet (NDLR : de Catherine Fonck), je sais comment ça marche « , ose Philippe Renard, directeur d’une AMO. Les nouvelles structures, L’Olivier à Bruxelles et Le Phare à Liège, devaient chacune recevoir 528 664 et 662 584 euros. Alors que Solidarité étudiants tiers-monde, la structure qui les chapeaute, n’est pas active dans l’aide à la jeunesse : son but social est d’  » assister les étudiants et stagiaires étrangers « . En 2016, l’asbl affichait une perte cumulée de 1,8 million. Le cabinet Madrane répond qu’il s’agit d’investissements, pas d’un déficit, et qu’une inspection pédagogique et financière a été menée. Quant aux statuts, ils devraient être adaptés prochainement. Aucun rapport, donc, avec le PS saint-gillois.

Aucun favoritisme non plus dans le dossier Dynamo et Andenn’AMO. Ces deux structures sont passées devant la commission d’agrément le 29 juin dernier. La première, déjà en catégorie 3 (le Graal du Graal), pour obtenir deux emplois supplémentaires. La seconde pour obtenir un agrément de catégorie 1. La première était dirigée par Philippon Toussaint avant son détachement au cabinet Madrane comme conseiller. La seconde est présidée par Carine Jansen, l’épouse de Claude Eerdekens, bourgmestre PS d’Andenne. Andenn’AMO n’a surtout jamais été en activité, alors qu’une AMO fonctionne en général plusieurs années en phase d’essai avant d’être reconnue.

 » On nous fait un procès d’intention, regrette Carine Jansen. Nous avons suivi un processus tout à fait normal.  »  » Ces deux structures sont proches de Madrane, ne nous mettons pas la tête dans le sable. D’ailleurs, les débats ont été tendus, même si les avis rendus sont positifs. Là où on a envie de pousser un coup de gueule, c’est que d’autres services fonctionnent et sont en attente de leur agrément depuis des années « , regrette un membre de la commission.

Alberto Mulas (au centre, lors de l'inauguration de
Alberto Mulas (au centre, lors de l’inauguration de « sa » Maison de l’adolescent à Charleroi) a été épinglé pour avoir indûment touché un complément de salaire de 400 euros pendant 30 mois.© ISPPC

Chantage aux subsides ?

Faut-il copiner, adhérer, flatter pour entrer dans les bonnes grâces ministérielles ? En tout cas, mieux vaudrait ne pas critiquer.  » Je ne peux pas parler, je paie déjà assez cher comme ça « , s’excuse un interlocuteur.  » Si je dis ça, je suis mort « , certifie un autre. Plusieurs déclarent s’être retrouvés ostracisés après avoir exprimé une opinion trop contraire. Sur le mode  » ce n’est plus la peine d’espérer un subside  » ou d’une inspection pédagogique qui débarque inopinément.  » Il n’est pas dans les pratiques du ministre, ni des membres de son équipe, de se livrer à de telles intimidations, réfute le cabinet. L’accusation est lourde, mais grossière. « 

Jamais un ministre n’a eu une aussi mauvaise gouvernance et n’a autant traficoté

Fantasmés également, ces  » vous n’êtes pas dans la bonne fédération, venez à la Flaj, vous aurez ce que vous voulez « , relatés à plusieurs reprises ? Cette fédération laïque de l’aide à la jeunesse a été créée en 2016. Sa trentaine de membres estime ne pas avoir été bien défendus au sein de l’Inter-Fédérations, structure qui regroupe 10 fédérations, soit 330 organismes sur 365.  » L’Inter-Fédérations représente surtout des services issus du monde catholique et de l’hébergement, et non le secteur de la prévention « , assure le président de la Flaj, Jacques Duchenne.

Nombreux estiment que la Flaj a été créée sous l’impulsion d’Alberto Mulas, par vengeance à la suite d’un vieux contentieux personnel à l’égard d’Ance, autre fédération laïque membre de l’Inter-Fédérations. L’intéressé s’en défend.  » Je ne l’ai jamais rencontré « , abonde Jacques Taylor, membre fondateur de la Flaj. Qui reconnaît une  » bonne écoute intellectuelle du cabinet, mais certainement pas une écoute financière « . D’ailleurs, ajoute-t-il, le dossier qu’il a rentré dans le cadre de l’appel à projets Hors les murs, destiné à soutenir des initiatives développées par les AMO, n’a pas été retenu. Pas de chance. Car sur les 25 projets subsidiés (sur 45 rentrés), 15 émanent des membres fondateurs de la Flaj. Dont deux asbl liées à Philippon Toussaint et trois chapeautées par l’ISPPC.

Des montants indécents

Autre décision ministérielle entachée de suspicion : la volonté d’augmenter l’âge de la prise en charge de 18 à 25 ans (finalement 22 ans après un compromis avec le CDH). Ce qui serait un moyen de permettre la reconnaissance des Mado (maison de l’adolescent), car l’avis négatif de la commission d’agrément se basait sur la non-conformité des 25 ans.  » Absurde, rétorque le cabinet. On ne détermine pas une politique pour un type de service, mais bien en fonction des besoins observés […]  »

Dans sa réforme du secteur (bloquée au parlement depuis la crise politique), Rachid Madrane prévoit de créer six postes de chargés de prévention. Car  » la coordination des actions de prévention n’est pas aussi efficace qu’elle devrait l’être « .  » Un moyen de recaser des copains PS « , s’énervent plusieurs. Le ministre nie : l’administration se chargerait de la sélection, après procédure officielle de recrutement. Reste que les montants budgétés, même s’ils respectent les barèmes, paraissent indécents dans ce milieu désargenté. 620 000 euros de rémunération annuelle (103 000 par tête de pipe), 42 000 euros de frais de fonction et 210 336 euros pour l’embauche de six assistants.

Rachid Madrane balaie toutes les critiques. Peut-être bouscule-t-il les  » habitudes de certains membres influents du secteur qui avaient, depuis de longues années, pu faire valoir leurs préférences auprès des ministres précédents.  » Lui met fin à  » un certain nombre d’anomalies  » et veille  » à ce que sa gestion bénéficie au plus grand nombre  » au-delà des tendances philosophiques. Bref, il ne favorise pas, il objective. Le ministre pensait même être  » sorti des logiques de méfiance « . Apparemment pas.

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