Les personnages de la Bible sont roublards, menteurs, jaloux et rancuniers
Les histoires de l’Ancien Testament ne sont pas très morales. Caïn, Abraham, Joseph, Moïse… peuvent être menteurs, jaloux, rancuniers. Rencontre avec Christine Pedotti, auteur de La Bible racontée comme un roman.
Entretien : Olivier Rogeau
Editrice et journaliste, Christine Pedotti est l’auteure de nombreux essais et d’ouvrages pour la jeunesse consacrés à la Bible et à la foi. Dans son dernier livre, La Bible racontée comme un roman (XO), elle reprend les histoires de l’Ancien Testament, d’Adam à Moïse. Une saga pleine de passion et de fracas.
Levif.be : Croyants ou non, beaucoup ont une Bible chez eux. Pourquoi la raconter alors qu’on peut la lire ?
Christine Pedotti : Par ce qu’on ne la lit pas ! Nous l’avons reçue enfant ou nous en avons hérité, et nous avons peut-être entrepris sa lecture, mais le livre nous est vite tombé des mains. Nous en comprenons les mots, assez simples, mais pas toujours leur sens. Car le texte a été écrit dans une culture qui a complètement disparu. En outre, il n’est pas l’oeuvre d’une seule plume et a été de nombreuses fois remodelé, avant d’être considéré comme intouchable. Certains se disent qu’ils devraient lire la Bible, puis renoncent. Ces écrits vieux de plus de deux millénaires sont pourtant nos racines.
Dans votre livre, vous avancez des interprétations personnelles ?
Je ne me suis pas éloignée du récit original, même si j’ai sauté des passages obscurs ou répétitifs et amplifié d’autres scènes. J’ai lu de nombreux commentaires savants, juifs et chrétiens, mais je n’impose aucune explication. Pendant trente ans, comme catéchiste, responsable d’aumônerie ou auteure de livres, j’ai tenté d’expliquer aux jeunes et moins jeunes comment il fallait lire la Bible. Mais, je me rends compte aujourd’hui que cette démarche était contre-productive. Plus on explique, plus les gens trouvent que ces textes sont compliqués. En revanche, quand je raconte ces histoires pleines de violence et d’amour, cela les intéresse. La Bible est d’abord un roman, pas un catéchisme, un cadre de lois, ou un traité de théologie. Il faut la raconter comme le ferait un conteur oriental, comme si c’étaient les Mille et une nuits.
Que vous inspirent les « héros » de la Bible ?
Ils sont très humains, avec leurs désirs, leur haine, leur tendresse. Le lecture de l’Ancien Testament n’est pas très indiquée si l’on veut faire de la petite morale moralisante, à moins de transformer les héros en saints et leurs aventures en fables pleines de mièvrerie et de bigoterie, comme on l’a fait longtemps. En fait, les personnages de la Bible nous ressemblent : ils sont roublards, menteurs, jaloux, rancuniers. Ainsi, Abraham et sa femme sont des rusés, des forbans qui me rappellent le père et la mère Ubu ! Voyez comme le couple roule Pharaon dans la farine : entré en Egypte avec son clan, Abraham n’hésite pas à demander à sa trop jolie femme de se faire passer pour sa soeur afin que le grand roi puisse la mettre dans son lit et en faire sa favorite ! Du coup, Abraham devient un familier de la famille royale, les courtisans le couvrent de cadeaux pour obtenir ses faveurs et il amasse du bétail, de l’or, de l’argent, des serviteurs et des servantes. Quand Pharaon apprend la supercherie, il rend la belle Saraï à son mari, expulse le clan, mais ne confisque pas les richesses d’Abraham !
Le côté très patriarcal de l’Ancien Testament, avec son Dieu tout puissant et ses figures de pères, n’est-il pas rebutant pour la féministe que vous êtes, très remontée contre la Curie romaine et la marginalisation des femmes dans l’Eglise ?
Heureusement, il y a aussi, dans la Bible, beaucoup d’histoires de frères, qui atténuent la dimension patriarcale. Ces récits sont violents : Caïn, fou de colère, tue Abel. Joseph, fils préféré de son père Jacob, est « vendu » par ses frères… Notez, à propos de Caïn, que le meurtrier n’est pas maudit par l’Eternel, bien au contraire : Dieu le marque d’un signe pour que nul n’attente à sa vie. Le Très-Haut maudit quiconque portera la main sur Caïn. Le voilà mieux protégé que ne l’a été sa victime. Caïn part à l’aventure avec sa femme et les siens. Il devient constructeur de villes. Ses nombreux enfants, musiciens ou forgerons, sont comblés de dons.
Que vous inspire ce récit ?
La liturgie catholique fait peu de cas de l’histoire de Caïn et Abel. Elle n’est lue à la messe qu’une fois tous les deux ans. C’est pourtant un texte fondateur pour nos sociétés, illustration du concept du « désir mimétique » cher à René Girard, récemment décédé : ce que l’on désire, c’est ce que désire l’autre. Les guerres commencent par la jalousie dans les fratries, par les disputes chez le notaire. Parfois, ces conflits entre frères se terminent de façon sanglante, aujourd’hui encore.
Le Dieu vengeur et guerrier de l’Ancien Testament vous heurte ?
Il est plus complexe que cela. C’est un Dieu avec lequel on peut discuter pied à pied. Et à force de négocier, il change parfois d’avis, il renonce à sa vengeance. Quand Abraham, qui est berger mais aussi commerçant, tente de sauver les habitants de Sodome, il négocie avec le Tout-Puissant comme un marchand de tapis. « Vas-tu vraiment liquider toute la ville et supprimer l’innocent avec le coupable ? Ne se pourrait-il pas qu’il y ait au moins 50 justes dans les murs de Sodome ? » L’Eternel lui répond que s’il trouve 50 justes, il épargnera la ville. Abraham dit alors : « S’il t’en manque 5 sur ces 50, tu ferais périr la ville entière, pour 5 seulement ? » Dieu se laisse convaincre : OK pour 45 justes. Abraham revient plusieurs fois à la charge et, chaque fois, le Seigneur cède : OK pour sauver Sodome si j’y trouve 40 justes, OK pour 30, pour 20. Jusqu’à ce qu’Abraham obtienne qu’il réduise le nombre des justes à 10. Voilà une brillante négociation qui mériterait d’être étudiée dans toutes nos écoles de commerce !
Moïse est-il un aussi bon négociateur qu’Abraham avec l’Eternel ?
Moïse parle avec lui comme à un ami. La scène que je préfère se déroule juste après l’adoration du veau d’or par les fils d’Israël. L’Eternel, furieux, dit au prophète : « Tu as vu ce que fait ton peuple ? A peine as-tu le dos tourné qu’il me renie, qu’il se prosterne devant une statue d’or. Cette fois, c’en est trop, je vais exterminer les fils d’Israël, les balayer de le terre des vivants. » C’est génial, on croirait entendre ces couples qui se lancent à la figure : « Tu as vu ce qu’a fait TON gosse ? » Mais Moïse ne se démonte pas. Il réplique : « D’abord, ce n’est pas mon peuple, mais celui que tu as fait toi-même sortir d’Egypte, que tu as nourri dans le désert. » Plus fort encore : pour convaincre l’Eternel de renoncer à exécuter sa menace, Moïse, avec une familiarité surprenante, joue sur le qu’en dira-t-on. « Si tu extermine ton peuple, les autres peuples, nos ennemis, vont jubiler, se moquer des fils d’Israël et de toi. Ils diront que leur dieu les a fait sortir d’Egypte pour mieux les exterminer au désert. » Impressionné, Dieu finit pas céder. Quelle incroyable fraîcheur dans ces textes, pourtant si souvent copiés, recopiés, modifiés accidentellement ou intentionnellement ! C’est jubilatoire !
Lire aussi, dans Le Vif/L’Express de cette semaine (n° du 11 décembre, p.60), la partie de l’interview de Christine Pedotti consacrée au pape François et à la Curie romaine.
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