Les libraires font leur (r)évolution
Confrontés à une clientèle qui lit moins, submergés par des milliers de livres et taclés par Amazon et consorts, les « vrais » libraires se battent. Ou ferment boutique. Ceux qui réinventent le métier résistent, comme les Gaulois: à coup de passion magique.
La culture des mots a cédé la place à la culture du houblon. Dans les murs de la Librairie 100 Papiers, qui avait ouvert ses portes à Schaerbeek en septembre 2011 et les a fermées définitivement en mars dernier, on trouve aujourd’hui… un bar à bières. En quelques mois, les librairies La Licorne (Uccle), Calligrammes, (Wavre) et Libris-Louise (Ixelles) ont, elles aussi, mis la clé sous le paillasson. Le monde est rude. En francophonie belge, on ne compte plus que 125 librairies indépendantes. C’est moins que par le passé sans doute, mais les chiffres précis manquent. Ces fermetures, auxquelles on ne trouve pas une seule et même explication, posent question. « Plusieurs d’entre elles ont lutté pendant des années puis, d’un coup, lasses d’être sur la corde raide, lâchent par usure », observe Régis Delcourt, président du Syndicat des libraires francophones de Belgique (SLFB). Certes, de nouvelles structures naissent. Mais d’autres sont toujours en sérieuse difficulté.
Pourquoi? L’an dernier, les ventes de livres en Belgique ont reculé de 3,2% par rapport à 2013, pour atteindre 244 millions d’euros. C’est la troisième année consécutive que ce chiffre se racrapote. Mais – nuance de taille -, ce résultat ne porte que sur les livres réellement vendus en francophonie, à l’exclusion des ventes réalisées en ligne.
Or, certaines études indiquent que 20% des livres achetés en Belgique le sont via le web, hors marché belge. Et selon une enquête Ipsos datant de juin 2015, 41% des lecteurs de livres « en papier » achètent aussi en ligne. « En fait, on ne sait pas si on vend moins de livres en Belgique ou pas, relève Yves Limauge, de la librairie A livre ouvert. Ce qui est certain, c’est que le chiffre d’affaires des distributeurs diminue. »
Il dépend directement, comme les ventes en librairies, de la publication de l’une ou l’autre locomotive éditoriale. Contrairement à la France, en 2014, la Belgique n’a pas connu d’effet Trierweiler (du nom de l’ancienne compagne du président français François Hollande, auteure d’un livre à succès). La série Millenium ou Harry Potter, en leur temps, ont eu le même effet dopant. Il suffit de deux ou trois best-sellers pour sauver une année.
En leur absence, ceux qui font commerce du livre encaissent. Les librairies de presse, qui subissent aussi l’impact de la baisse des ventes de journaux, ont vu leur chiffre d’affaires fondre de 14% l’an dernier, et les librairies indépendantes, de 2,8%. Seules les grandes surfaces, jouant sur des stars comme Marc Levy ou Guillaume Musso, progressent légèrement. Le secteur n’affiche donc pas un bulletin de santé rayonnant: son équilibre est précaire. La marge bénéficiaire nette moyenne d’un libraire est inférieure à 1% de son chiffre d’affaires. « Nous achetons à 7 euros un livre qui sera vendu à 10, détaille Yves Limauge. Mais de ce montant total, il faut déduire les remises, les frais de personnel et les charges en tous genres. C’est sûr que c’est un métier où on ne s’enrichit pas… » De nombreux CV lui parviennent néanmoins, de candidats qui rêveraient de déambuler au fil des jours entre des rayons de livres.
Pour autant, la situation n’est pas désespérée, insistent les libraires. Le secteur est, comme d’autres, dont la presse, confronté à un solide changement de cadre. S’ils veulent survivre, ils doivent s’adapter. Et faire leur propre (r)évolution.
Le temps s’emballe
Car en quelques années, la donne a évidemment changé. Le client, d’abord. Longtemps fidèle à sa librairie, il est aujourd’hui plus volage. Ses sources d’approvisionnement se sont multipliées. Rien ne l’empêche d’acquérir ses livres depuis le canapé de son salon, par la magie des achats en ligne qui lui assurent une livraison rapide. Il a moins de temps aussi pour lire et la concurrence des autres loisirs est rude. Selon toutes les enquêtes, le nombre de grands lecteurs (plus de 20 livres par an) diminue… « Même un grand lecteur aujourd’hui ne lit plus le même nombre de livres qu’avant, observe Régis Delcourt, qui tient la librairie Point Virgule, à Namur. Le livre n’est plus le seul outil d’accès au savoir ».
La stratégie des éditeurs a, elle aussi, évolué. Lors de la rentrée littéraire, c’est-à-dire entre la mi-août et la fin du mois d’octobre, 589 romans français et étrangers ont été publiés cette année. « Les éditeurs publient de plus en plus, en faisant le pari que sur dix publications, l’une au moins connaîtra le succès », relève Benoît Dubois, président de l’Association des éditeurs belges (ADEB). Et tous font pareil, de crainte d’être débordés. Quelque 60.000 à 70.000 nouveautés sortent chaque année dont environ 5000 BD. « C’est effarant dans un marché en contraction », peste Benoît Dubois. En bout de chaîne, les libraires doivent stocker de plus en plus de livres et disposer de la trésorerie nécessaire pour les acheter, même s’ils bénéficient de la faculté de retourner les invendus et d’être remboursés.
Du coup, submergés d’ouvrages, ils n’ont plus la possibilité de laisser les bouquins vivre leur vie. « Avant, un livre pouvait rester neuf mois exposé chez nous, se souvient Brigitte de Meeûs, de la librairie Tropismes. Cela laissait au bouche à oreille le temps de faire son oeuvre. Aujourd’hui, le délai est retombé entre quatre et six mois. » On empêche ainsi des auteurs de talent de percer, écrasés qu’ils sont, en outre, par les vingt livres dont tout le monde parle. « Un livre mis en vente en août est fini en octobre, poursuit Brigitte de Meeûs. C’est cruel et déontologiquement scandaleux. » La rentrée littéraire elle-même, qui avait jadis lieu en septembre, ne cesse d’avancer: d’abord planifiée à la fin août, elle commence désormais au milieu de ce mois.
C’est que le monde de l’édition, lui-même, n’est pas au mieux de sa forme. On assiste d’un côté à la constitution de groupes au périmètre de plus en plus large et, de l’autre, à l’émergence ou au maintien de toutes petites maisons. « Que des très gros et des très petits éditeurs se côtoient n’est pas bon signe: c’est la preuve que l’édition se cherche », analyse Benoît Dubois. Les petits, voire très petits éditeurs belges, eux, estiment qu’ils vont bien. Mais tous ont un emploi rémunérateur en plus de leur activité éditoriale. Avec leur public de niche, ultrapointu (poésie, psychanalyse, philosophie…) ils observent une croissance de leur chiffre d’affaires, dans un secteur où la vente de… 350 ouvrages constitue un vrai succès.
La tabelle, gabelle de papier
Et puis il y a le numérique, ce monstre du Loch Ness auquel certains libraires, longtemps, n’ont pas cru. En 2015, ce ne sont pas les livres numériques (ou e-books) qui leur donnent des frissons: leurs ventes ne dépassent pas 2 à 3% du marché et il faudra sans doute une génération pour qu’elles décollent durablement. En production, en revanche, 40% des ouvrages produits en Belgique francophone sont numériques, essentiellement dans le secteur des sciences humaines. Ce volume assure 15% du chiffre d’affaires global de la production francophone belge. Il y a de l’espoir…
Le monstre numérique, donc, les libraires le pointent désormais clairement du doigt: Amazon. Le site de ventes en ligne, concurrent désincarné mais ravageur, ne cesse de leur prendre des clients. « On veut bien de cette concurrence, à condition qu’elle soit loyale », lance Yves Limauge.
Or, à ce jour, elle ne l’est pas. Car Amazon n’est pas soumis à la tabelle, cette majoration de prix imposée par deux importants éditeurs français aux librairies, et donc aux lecteurs belges. Ce surcoût, décidé au milieu des années 1970 pour couvrir les frais de douane et les risques de fluctuation de change entre le franc français et le franc belge, ne se justifie plus depuis l’arrivée de l’euro et la création du grand marché européen. « Nous ne comprenons pas pourquoi nos livres, comme tous ceux des écrivains du monde entier, se vendent plus cher à Bruxelles, Liège, Namur ou Charleroi qu’à Paris, Bordeaux, Toulouse, Strasbourg ou Marseille, se sont indignés 70 auteurs belges dans une carte blanche publiée en avril dernier. On en arrive ainsi à cet absurde paradoxe: un livre que nous avons écrit quelque part en Wallonie ou à Bruxelles se vend plus cher dans notre propre pays que dans toute ville française combien plus éloignée de Paris. »
Sans état d’âme, deux éditeurs mastodontes français continuent pourtant à appliquer la tabelle: Hachette et Editis, via leur distributeur Dilibel et Interforum. A eux seuls, ils représentent environ la moitié des livres vendus en Belgique. C’est dire si la tabelle pèse lourd. « Il faut progressivement la supprimer, affirme Xavier Lepoivre, président de la Commission d’aide aux librairies de la Fédération Wallonie-Bruxelles: c’est une rente de situation ». Tandis que les vendeurs belges de livres sont tenus d’intégrer ce surcoût à leur prix de vente, l’immatérielle Amazon s’en fiche comme d’une guigne. Du coup, le dernier livre d’Amélie Nothomb se vend jusqu’à 15% moins cher en ligne…
La suppression de la tabelle, cela fait des années que le secteur du livre la réclame et que les responsables politiques jurent qu’ils vont s’en préoccuper. Rien n’a bougé, jusqu’à présent. Au cabinet Milquet, en charge de la Culture, on assure que les négociations sont en cours dans ce dossier « vraiment délicat ». Une proposition de décret est sur la table. A terme, la disparition de cette taxe semble inscrite dans les astres. Mais dans combien de temps interviendra-t-elle?
La même question se pose pour le prix fixe du livre: la Belgique est l’un des derniers pays d’Europe à ne pas avoir introduit une telle règlementation, qui empêche les rabais sauvages accordés notamment par les grandes surfaces sur certains livres, dans le but d’en faire des produits d’appel.
« Si le monde politique bougeait sur la tabelle et le prix du livre, il adresserait un message fort aux lecteurs », estime Régis Delcourt. D’autres pistes pourraient être envisagées pour soutenir le secteur des librairies, comme la fixation d’un tarif postal préférentiel pour l’envoi des ouvrages, par exemple.
Comme des petits centres culturels
Certes, les pouvoirs publics, peu efficaces jusqu’ici sur ces deux dossiers, mettent la main au portefeuille pour accompagner les libraires. L’an dernier, le Fonds d’aide aux librairies a dégagé 230.800 euros pour les soutenir dans leurs démarches d’animation et de rencontre avec des auteurs. « Une librairie n’est pas une entreprise comme une autre: elle garantit l’accès à la culture et à la diversité culturelle, rappelle Xavier Lepoivre. Dans notre monde, le livre reste le principal vecteur de culture ». Bien sûr, le montant n’est pas énorme. Mais c’est déjà ça. « Nous agissons comme de petits centres culturels et à ce titre, il est normal que nous soyons soutenus », estime Yves Limauge. Les libraires, qui ne veulent à aucun prix être plaints, ne demandent pas non plus à être subsidiés: ce sont aussi des commerçants et leur but est évidemment de gagner de l’argent.
En revanche, les pouvoirs publics seraient bien inspirés de réfléchir à certaines de leurs pratiques… Les bibliothèques, universités et autres collectivités, qui représentent 23% des achats de livres, ne sont-elles pas les premières à se présenter chez les libraires en leur demandant de plantureuses remises? « Il faut arrêter de faire des remises aux collectivités, assène Marc Filipson, de la librairie Filigranes. Certains vont jusqu’à leur accorder 28% de ristourne! » D’un côté, les pouvoirs publics soutiennent les vendeurs de livres, de l’autre, ils les enfoncent. Cherchez l’erreur…
Même des trottinettes
Dans ce monde qui bouge en tous sens, les librairies doivent repenser leur rôle. Elles le font d’ailleurs, par exemple en s’associant pour créer le portail numérique Librel. Très prosaïquement, elles doivent aussi être gérées de façon exemplaire, et toutes ne le sont sans doute pas. Elles doivent être un lieu d’accueil et de conseil, localisé dans une zone de chalandise bien réfléchie. Aimer les livres ne suffit pas: les libraires doivent aussi avoir le sens du commerce.
En termes de stratégie, le secteur s’éclate en deux tendances. Certains vendeurs ont choisi de se diversifier et proposent à leurs clients, en plus des livres, café et morceaux de tarte, objets de papeterie, jeux pour enfants, gadgets, voire bouteilles de vin. « Nous allons bientôt vendre des trottinettes, annonce Marc Filipson. Ces autres produits sont financièrement intéressants. Sur le livre, on gagne beaucoup moins que sur les gadgets, par exemple. Mes collègues sont trop élitistes: ils refusent de déborder hors du livre. »
« Les libraires doivent accepter de ne plus vendre que des livres, abonde Benoît Dubois (ADEB). Le livre n’est plus un objet sacré. Ceux qui acceptent d’intégrer ce changement de paradigme s’en sortiront mieux que les autres ».
Les « autres » ont fait le choix d’en revenir aux fondamentaux. Permettre aux clients lecteurs de voir, toucher, humer les bouquins. « Proposer autre chose que de la lecture est tentant mais nous nous occupons du livre et essentiellement de lui, affirme Béatrice de Meeûs. Lorsque notre magasin a traversé une mauvaise passe, nous avons beaucoup réfléchi aux possibilités de diversification. Et nous avons décidé d’en revenir à notre idée de départ: défendre le livre, montrer les nouveaux auteurs et rendre sa place à la littérature jeunesse. »
S’ils veulent se démarquer d’Amazon, qui est un logisticien pur, les libraires doivent de fait offrir du conseil de qualité à leurs clients. C’est là la noblesse du métier. Et la condition de sa survie. Car les libraires reconnaissent ne pas savoir du tout de quoi demain sera fait. Tout change si vite… Aux Etats-Unis, le livre numérique ne progresse (déjà?) plus et les librairies reprennent du poil de la bête.
Seule certitude du moment: les clients, ou certains du moins, prêtent davantage attention à leur librairie et à son bulletin de santé. La plupart d’entre eux savent désormais qu’Amazon ne paie pas d’impôts en Belgique et n’y crée pas d’emplois. Et d’aucuns y sont sensibles. « Nous avons l’impression que nos clients deviennent davantage militants, observe Régis Delcourt. Acheter un livre devient un acte politique. C’est du jamais vu. »
Le 4 octobre, le Théâtre Le Public, à Bruxelles, accueille « une « spéciale libraires ». A 16 heures, le spectacle de l’ensemble vocal Méli-Mélo, Page blanche, un opéra de bibliothèque, suivi d’un débat avec différents acteurs du marché du livre. Renseignements: 0800/944 44
L’infini du savoir
J’aime les mots, comme j’aime la poésie de l’orthographe. Les mots ont une existence propre, ils dansent, je les vois dans l’espace, je les sens. J’ignore si cette pathologie porte un nom. Souvent ces sortes de Djinns m’échappent et j’ai peur que sortant de ma bouche, ils soient mal compris. J’aime mieux les mots des autres. Donc, j’aime les livres.
Au risque de passer pour rétrograde, j’aime l’objet livre-papier évidemment et c’est celui-là dont je parle. Celui que j’emporte où que j’aille. Qui s’échange, qui éveille la curiosité, qui s’offre, dont les pages se cornent et les marges s’annotent. Qui sert aux attentats poétiques.
Des livres, j’aime la présence rassurante et enthousiasmante, la sagesse calme, le silence éloquent, l’infinie richesse, les conversations tacites fouillées et édifiantes. Un livre est une source. Un ami fidèle. Un lien, un passage: à soi, à l’imaginaire, aux écrivains, aux enfants, au libraire, à l’inconnu. Un souvenir. Une évasion. Une île à lui seul.
Pour moi, un livre s’achète dans une librairie digne de ce nom ou une bouquinerie. C’est un choix, un principe sans doute, je refuse de me les procurer dans des grandes surfaces ou sur un site en ligne avec le grand A comme la forêt dévastée. Je n’ai pas envie d’un monde en masse, rapide et moins cher qui arrange mes petites affaires. J’aime donner du temps et un prix à ce que j’estime.
Car j’aime les petites librairies comme des refuges et des coffres au trésor, le temps qui s’y suspend, leur humanité chaleureuse. Flâner en librairie (même si je n’achète rien), c’est laisser les yeux, les mains, le coeur découvrir mille raisons de s’exalter, de nourrir une curiosité amollie par nos vies trépidantes.
Surtout, j’aime les libraires, ces passionnés, ces rares, pour leurs conseils avisés et leurs recommandations de pépites, l’amour qu’ils portent aux livres et aux lecteurs. Le libraire garantit l’humanité du livre. L’autre jour, au verre d’adieu à la regrettée librairie La Licorne, une maman me confiait comment la gérante avait accueilli son petit garçon trisomique et lui avait transmis le goût, la tranquillité et la liberté de la lecture. C’est essentiel! Offrir aux enfants, à quiconque, la compagnie des livres, c’est leur offrir l’infini du savoir.
J’enrage qu’un libraire doive mettre la clé sous la porte. Je m’en vais lire à haute voix pour me calmer, tiens.
Stéphanie Van Vyve, comédienne
Libres libraires…
Tous les maillons d’une chaîne se tiennent – mais pas dans n’importe quel ordre. Ainsi les livres: l’écrivain propose son texte à l’éditeur et celui-ci le propose au libraire, qui le propose aux futurs lecteurs. C’est le libraire qui ouvre la voie à la découverte de l’indispensable variété des voix qui s’expriment dans les romans, les poèmes, les essais… venus de la maison d’à côté ou d’un lointain continent, nés de la dernière pluie ou sous un soleil depuis longtemps éteint. Les lecteurs, il les connaît, il parle avec eux. Il sait comment leur faire plaisir. Et comment les surprendre.
En notre époque si attentive à la qualité de la nourriture, de l’eau et de l’air, rappelons-nous que le pain, même bio, ne suffit pas à l’être humain. Son esprit aussi doit être nourri. Et l’obésité mentale nous guette si nous nous gavons de programmes de télévision abrutissants, de musiques industrielles, de récits malhonnêtes et mal bâtis. Ne faudrait-il pas, outre les fruits frais et la marche à pied, recommander à chacun la lecture de livres variés et de qualité? Mais sans les libraires, ils risquent de disparaître, ces livres qui nous invitent à cultiver les valeurs nous permettant de vivre ensemble – et de ne pas redevenir des barbares.
« Tant qu’il y aura des livres, personne n’aura le dernier mot », nous a judicieusement rappelé Jean-Bertrand Pontalis. Encore faut-il que des libraires passionnés par leur métier leur donnent une chance de vivre et d’arriver jusqu’à nous…
Véronique Biefnot et Francis Dannemark, écrivains
Licorne!
La Licorne, librairie bruxelloise créée en 1982 par Michel Pire, a fermé sa porte le 4 septembre 2015. « J’ai repris La Licorne en 2006 avec mon mari parce que j’étais bête et inconsciente, (rire triste de Déborah Danblon, gérante de la licorne) J’aimais les livres. » Confrontée à des frais fixes élevés, la librairie qui, pourtant, marchait bien, a perdu beaucoup d’argent. L’idée d’y ouvrir un salon de thé était en bonne voie. Mais la trésorerie était insuffisante pour assurer la rentrée littéraire. Fin août, c’en était fini. Beaucoup de librairies disparaissent pour les mêmes raisons: la difficulté d’assumer les frais fixes. Ce n’est pas le livre numérique, toujours minoritaire, qui est en cause.
Si les librairies indépendantes disparaissent, le paysage éditorial va se formater. « Chaque année, rappelle Déborah Danblon, on sortait nos 50 meilleures ventes, qui n’avaient rien à voir avec les 50 meilleures ventes du monde du livre. La Licorne qui disparaît, c’est triste pour les auteurs, les petites maisons d’édition, les lecteurs, la découverte qu’ils peuvent faire. Augmenter le prix du livre est difficile. Pourtant, peu de produits dans notre monde augmentent si peu que les livres. Mon rêve? les licornes sont vivantes, ailleurs autrement mais pas disparues. Il faut des règles qui protègent les librairies indépendantes, c’est une espèce en voie de disparition, ce n’est pas un commerce comme un autre, il faut aider le libraire à tenir ses murs, le protéger là où il est. Une librairie qui disparaît c’est notre humanité qui s’étiole. Il faut avoir une réflexion sur le commerce de proximité si l’on veut garder un monde à taille humaine; c’est si facile de commander sur internet mais c’est tellement mieux d’avoir une vraie personne en face de toi et tout le monde est content. »
Mise sur ton humanité, lecteur, ce n’est pas que le livre qui se virtualise dans notre monde, c’est toi! Fais quelques pas jusqu’au libraire le plus proche, rends-toi une âme, lecteur, sors du grand marché du livre, arrête-toi aux librairies plus singulières, laisses-y un peu de toi, raconte à un autrui cette rencontre-là, invente la fête au livre, sa dimension vivante. Nous passons dans la vie, avec sur nos mains parfois, dans nos coeurs et nos neurones, l’odeur de l’encre et du papier qui volera encore quand restera le vent. « Nous sommes faits de l’étoffe dont nos rêves sont faits » dit, avec William, la licorne insaisissable qui relie dans l’espace de nos rêves le visible et l’invisible, comme un fondement éternel à notre fragile humanité. Vus d’en haut, la licorne et nous brillons d’un même éclat et du désir de courir encore avec notre secret fantastique, nos histoires insensées, notre rage de vivre.
4 septembre 2015, une licorne s’efface, poche de lumière dans un monde qui se refroidit; la librairie Cent Papiers, disparue elle aussi, écrit sur le Facebook de La Licorne « La vie avance et l’amour des livres ne se perd jamais, il se transmet autrement. »
Laurence Vielle, comédienne et auteure
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