Les francophones d’Anvers, espèce en voie de disparition
» Fransquillons « , » bourgeois « , » élitaires « … Les préjugés ne manquent pas à l’égard des francophones de Flandre, notamment ceux d’Anvers. Qui ne pèsent pratiquement plus rien, aujourd’hui, dans la Métropole.
« Ceux qu’on appelle les Anversois francophones de souche sont généralement issus des anciennes élites. Au temps des derniers rois de France et de Napoléon, la bourgeoisie s’est francisée à Anvers comme ailleurs en Europe « , explique Eric Laureys, historien et lui-même francophone d’Anvers. Entre cette époque et la moitié du xxe siècle, le monde francophone était très influent notamment dans les secteurs bancaire, judiciaire et maritime. Interviewé dans son bureau d’avocat, une maison de maître à deux pas de l’ancien palais de justice, Guy Van Doosselaere constate depuis une baisse d’influence des francophones : » Quand je suis entré au barreau à Anvers en 1972, il y avait une centaine de francophones sur 400-500 avocats ; il y en a maintenant une trentaine sur 2 000. »
» Avant les années 1960, il était courant que les francophones ne parlent pas le néerlandais. Les noms de rues étaient dans les deux langues. Quand on écrivait un courrier, l’adresse était en français « , se rappelle Denise Eggermont, 89 ans, née de père gantois et de mère verviétoise. Les francophones étaient mal vus, parce que beaucoup occupaient des fonctions importantes dans les sociétés. Dans les années 1970-1980, le Taal Aktie Komitee, groupe d’extrémistes flamands, a organisé des manifestations pour perturber la tenue d’événements en français, comme les messes à l’église Saint-Esprit ou les expositions d’Exploration du monde. » Les vitrines de la librairie francophone Harmonie ont été cassées plusieurs fois, mais je n’ai plus connu de problème depuis « , raconte Brigitte Damster, qui y travaillait à l’époque.
» Quand nous allions au restaurant, certaines personnes nous disaient : « In Vlaanderen, Vlaams ! » si on parlait un peu trop fort, ajoute Guy Van Doosselaere. Ce genre d’incident est totalement impensable à l’heure actuelle. Depuis une vingtaine d’années, ces actions n’ont plus lieu. Il n’y a plus de problèmes avec les francophones parce qu’ils ne dérangent plus : ils ont perdu beaucoup de leur importance. »
La baisse de la pratique du français est aussi perceptible dans le secteur diamantaire : » Quand j’ai commencé il y a trente-cinq ans, il y avait 60 à 70 % de Juifs et les langues véhiculaires étaient principalement le français et le yiddish. Depuis une dizaine d’années, on est passé à 60 % d’Indiens et il y a beaucoup moins de Juifs. C’est donc devenu fort anglophone « , précise le diamantaire André Gumuchdjian, dont les grands-parents arméniens se sont établis à Anvers en 1918.
Une langue appauvrie
» Le législateur a introduit les lois linguistiques pour que le français disparaisse petit à petit « , assure Céline Préaux, auteure d’un doctorat sur les francophones de Flandre. Depuis lors, tous les établissements scolaires dispensent leurs cours uniquement en néerlandais. Tous, sauf un : le lycée français International Anvers, qui fait partie du système éducatif français. » La génération qui n’a plus été scolarisée en français a souvent encore une relativement bonne maîtrise à l’oral, mais perd ou a perdu la maîtrise à l’écrit « , note Clarit Alofs, la proviseure de l’établissement.
» En tant que chef scout, je constate que le niveau des petits est encore pire que le mien, alors que mon niveau est assez mauvais par rapport à celui de mes parents « , souligne Valentin Vercruysse, 23 ans. Certains craignent que le français disparaisse si les jeunes parents francophones ne font pas d’efforts. » A mon époque, tu terminais une phrase soit en néerlandais soit en français. Maintenant, c’est un charabia « , évoque avec nostalgie Jean-Paul Marinus, membre du comité de direction du club de hockey Beerschot THC.
Même si les jeunes francophones parlent de moins en moins le français à l’école, ils se retrouvent généralement entre eux lors de leur temps libre. Le plus souvent, ils font du scoutisme ou jouent au hockey. » Dans les unités scoutes francophones, on pousse les enfants à parler en français. Quand les » animés » parlent la » langue des Barbares » (NDLR : le néerlandais), ils doivent faire vingt pompes « , confie Valentin Vercruysse. Entre 2010 et 2015, on a constaté une perte d’effectifs d’environ 20 % dans les groupes de guides à Anvers, contre une baisse de 12,2 % pour 1998-2006. » Pour maintenir le contingent, les unités sont obligées d’élargir leur public au-delà des francophones. L’équilibre linguistique est mis en péril « , indique Sophie Wittemans, historienne des mouvements scouts et guides.
Rajeunissement indispensable
Même constat dans les clubs de hockey qui, à l’origine, étaient francophones. Le 26 septembre dernier, l’équipe junior 1 du Beerschot jouait contre Taxandria. Même si les parents des joueurs anversois parlaient presque tous français sur le bord du terrain, les coéquipiers communiquaient en alternance en français et en néerlandais.
Les plus âgés s’adonnent à d’autres activités comme le golf et le bridge ou participent à des événements culturels. Les Amitiés françaises Antwerpen organisent par exemple un cycle de conférences chaque année. Le 7 septembre dernier, les 250 membres de l’association accueillaient l’ambassadeur de France auprès de la Belgique dans le centre de congrès Ter Elst à Edegem. » Notre problème, c’est de renouveler nos membres. Je serais déjà content de rajeunir notre association avec des personnes de 50-60 ans « , s’inquiète Guy Van Doosselaere, également président de l’asbl.
Le Cercle royal Concorde-Philotaxe organise quant à lui des événements sur le thème des affaires. Ses membres, à 90 % francophones et quasi tous entrepreneurs, se réunissent dans une belle demeure dans le sud d’Anvers, l’hôtel Jussiant. Un portrait du couple royal trône fièrement dans le salon. Pour lutter contre le vieillissement de ses membres, le conseil d’administration du Cercle a lancé une division pour les jeunes professionnels entre 25 et 35 ans. » La moyenne d’âge de nos membres est de 50-55 ans mais notre plus jeune a 24 ans. En 2004, quand j’ai rejoint le cercle, c’était moi le plus jeune alors que j’avais 42 ans « , se souvient l’actuel président, Jean Sanders.
Une communauté soudée et intégrée
» Francophone d’Anvers, que tu le veuilles ou non, c’est en quelque sorte un réseau. C’est un défi de sortir de ce monde « , témoigne Olivia Timmermans, 27 ans, qui habite dans une maison à Mortsel avec son copain Jean-Michel Bal. Elle a trouvé un travail dans un bureau d’architectes francophone à Anvers. Pour Jérôme, 31 ans, Anversois de la 6e génération, les francophones d’Anvers se serrent les coudes : » Si tu as un problème, tes parents téléphonent à leurs amis pour que tout s’arrange. »
Certains jeunes, surtout pendant leur adolescence, manifestent un rejet du français et des activités entre francophones. » Parfois, les jeunes refusent de parler en français avec leurs grands-parents, parce que c’est mal vu avec les copains à l’école « , assure Céline Préaux. Les francophones de l’ancienne génération avaient tendance à rester souvent entre eux, alors que les jeunes sont complètement intégrés dans la société néerlandophone. Tellement intégrés que les néerlandophones oublient leur présence. En plus d’être bilingues, ils suivent les médias en néerlandais et ont de plus en plus d’amis néerlandophones. » J’ai seulement commencé à me faire des amis néerlandophones quand mes enfants sont allés à l’école en flamand « , avoue Marina Cols, 60 ans.
Néanmoins, il existe encore des couples francophones parmi la jeune génération. Jérôme a par exemple rencontré sa copine au club de hockey, » ce qui n’est pas le hasard « . Valentin Vercruysse explique, quant à lui : » Je vais essayer de rencontrer une francophone, mais cela ne me pose pas de problème d’avoir une copine néerlandophone. »
Electeurs de Bart De Wever ?
Avant, les francophones d’Anvers considéraient que leur caractère francophone était beaucoup moins important que leur identité flamande. Les jeunes ont désormais plus de difficultés à se revendiquer flamands : » Ce n’est pas vraiment cool de dire que tu es flamand « , embraie Frédéric, 30 ans, qui travaille à la bibliothèque Permeke.
» La montée du nationalisme change tout. L’amalgame entre les Flamands et le Vlaams Belang était plus difficile à faire. Par contre, la N-VA est beaucoup plus implantée et considérée comme davantage fréquentable. Il y a donc peut-être une distanciation par rapport à ça « , expose Céline Préaux. En nuançant : » C’est étonnant, mais il y a beaucoup de francophones qui votent N-VA. » Selon elle, ils se sentent proches de ce parti d’un point de vue économique, mais aussi idéologique pour les questions de société et de sécurité. Elle ajoute : » Ils ont toujours été à droite, que ce soit le parti libéral ou le parti social-chrétien. » Jean Sanders confirme : » Je pense que beaucoup de francophones sont d’accord avec la politique de Bart De Wever. Mais ils ne soutiennent probablement pas ses idées concernant la séparation du pays car ils sont généralement unitaristes. »
Mot d’ordre : la discrétion
Tous les francophones interrogés reconnaissent qu’ils vivent en Région flamande et que l’on parle le néerlandais quand on s’adresse aux commerçants ou à l’administration. » Si on demande aux immigrés de s’intégrer, nous devons le faire aussi ! « , s’exclame Marina Cols.
Selon Jean-Paul Marinus, les francophones anversois qui ne parlent pas le néerlandais représentent plutôt la » vieille garde qui n’a pas compris ce qui est en train de se passer et qui estime qu’il ne vaut plus la peine d’en faire un article « . En ce qui concerne les médias, les anciennes générations ont tendance à s’informer en français, alors que les jeunes sont passés aux médias flamands. Jacques Offergeld, rédacteur en chef des Cahiers de la semaine, l’un des seuls journaux francophones de Flandre, explique la baisse du nombre de lecteurs à Anvers entre autres par » une certaine flamandisation de la communauté francophone « .
Même si les actions antifrancophones ont perdu de l’ampleur ces deux dernières décennies, la peur de s’exprimer dans la presse est toujours palpable ; on a pu entendre des commentaires tels que » je souhaite qu’on reste le plus discret possible « , » je ne veux pas faire de vagues « , » je n’ai pas envie de paraître comme une cellule francophone à Anvers, même si ça l’est de fait « … Céline Préaux commente : » Il y a une certaine lassitude, ils veulent juste qu’on les laisse tranquilles. » Ils sont tellement discrets que » les néerlandophones de Flandre ne sont généralement pas au courant que cette communauté existe parce que, par peur d’ostracisme, elle essaie de se rendre invisible « , ajoute Eric Laureys. » Quand on discute entre amis, il vaut mieux éviter la religion, la politique et la langue. Ce sont des sujets tabous « , enchaîne Denise Eggermont, dans son appartement à Kontich, où la moitié des habitants sont francophones.
Il est quasi impossible de déterminer combien de francophones vivent dans la Métropole : il n’existe plus de recensement linguistique depuis 1947. Guy Van Doosselaere conclut : » A l’époque, on disait qu’il y avait 40 000-50 000 francophones. Je crois qu’actuellement on parle de 30 000, mais c’est très difficile à dire. Il est néanmoins certain que c’est une espèce en voie de disparition. »
Par Aubry Touriel
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