Le plus grand potager collectif de Wallonie pollué aux métaux lourds
Depuis 1926, des centaines de familles modestes d’un quartier populaire de Liège se nourrissent de légumes qui poussent sur un sol fortement contaminé en plomb, cuivre, zinc, cadmium, mercure, arsenic et hydrocarbures. Selon une étude de risques commanditée par le Logis social, propriétaire du terrain, l’hypothèse d’une » menace grave « pour la santé humaine » ne peut être écartée « . Des analyses de légumes sont en cours.
« Les analyses de sol font apparaître des traces importantes de métaux lourds. Nous avons transmis les résultats à Monsieur le Bourgmestre pour suite utile. Dans l’attente d’une décision, nous vous demandons de ne plus cultiver et consommer de produits provenant du site. Nous vous remercions pour votre compréhension. » Le message à l’attention des jardiniers, placardé depuis quelques jours aux entrées du potager collectif du Coin de terre à Bressoux (Liège), fait l’effet d’une douche froide. Quelque 258 familles modestes y exploitent aujourd’hui 304 parcelles en échange d’un loyer symbolique (10 euros par an les 100 m² occupés).
Elles y font pousser des légumes et des fruits pour se nourrir, et ainsi économiser une partie de leurs (souvent) maigres revenus. Un système d’aide sociale qui dure depuis 1926. Plusieurs milliers de personnes se sont-elles empoisonnées sans le savoir, depuis près d’un siècle, en mangeant les légumes cultivés avec passion et fierté sur leur lopin de terre ? Un terrain qui appartient par ailleurs aux pouvoirs publics, qui tombent des nues aujourd’hui.
Les pouvoirs publics propriétaires
Situé sur le plateau du Bouhay à Bressoux, un des quartiers les plus pauvres de Liège, le jardin est le plus grand potager communautaire de Wallonie, selon la Ligue du coin de terre de Bressoux, l’ASBL qui gère les lieux. Il s’étend sur 4,6 hectares et se prolonge, à l’ouest, par une partie « pirate » d’1,5 hectare squattée par plusieurs jardiniers anonymes. Au total, quelque 6 hectares sont concernés par la pollution.
Le terrain appartient au Logis social de Liège, une société de logements publics présidée depuis mai 2007 par Jean-Pierre Hupkens, échevin de la Culture et de l’Urbanisme à Liège, et nouveau président de la Fédération liégeoise du PS. Alerté en juin par l’ASBL, elle-même prévenue par une jardinière qui a fait réaliser une analyse de sol au printemps, Jean-Pierre Hupkens a immédiatement pris le taureau par les cornes. « Un courrier simple et recommandé a été envoyé mi-juin aux quelque 250 « colons » – c’est comme ça qu’on appelle les jardiniers qui louent les parcelles – pour leur demander de ne plus consommer leur production et d’arrêter de cultiver leur lopin jusqu’à nouvel ordre, déclare Jean-Pierre Hupkens. Dans la foulée, une analyse de sol plus approfondie a été confiée à une société spécialisée basée à Namur. »
Des résultats inquiétants
Cette étude de sol, confiée à la société namuroise RECOsol, LeVif/L’Express se l’est procurée et la publie en exclusivité. Ses résultats sont pour le moins préoccupants. Dix forages ont été réalisés aléatoirement sur l’ensemble du site. « L’analyse des échantillons a montré des dépassements de la valeur seuil pour de nombreux métaux lourds (arsenic, cuivre, mercure, plomb et zinc) et pour plusieurs HAP [hydrocarbures aromatiques polycycliques, NDLR] (…). Des dépassements de la valeur d’intervention pour le cuivre, le plomb et le zinc ont également été observés pour de nombreux échantillons. » Une « valeur seuil » est une concentration en polluant au-delà de laquelle une étude approfondie du sol doit obligatoirement être réalisée. Une « valeur d’intervention » correspond à une concentration au-delà de laquelle il faut immédiatement assainir le sol ou prendre des mesures de sécurité (grillager le site, par exemple) ou de suivi.
Au vu de ces résultats plutôt alarmants, une étude détaillée des risques pour la santé humaine a été réalisée à l’aide d’un logiciel spécialisé (S-Risk). Conclusions ? « Les concentrations en arsenic et en plomb du sol pourraient avoir des effets néfastes sur la santé humaine principalement de par l’ingestion de légumes et de particules/ poussières de sol. L’hypothèse de menace grave ne peut être écartée au terme de cette étude. Des mesures de sécurité et de suivi doivent être mises en place. »
Gembloux à la rescousse
Les quantités de plomb, cadmium, cuivre et zinc présentes dans la terre aux quatre coins du jardin potager sont jugées « affolantes » par une scientifique spécialiste des sols, qui dit n’avoir « jamais vu ça ». Est-on à l’aube d’un nouveau scandale, politico-sanitaire cette fois ? Ou s’agit-il d’une pollution, certes grave, mais dont il convient de relativiser la portée ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire. On sait juste à ce stade que le sol est pollué (étape 1). Il reste à découvrir dans quelle mesure ce sol a contaminé ou non certains légumes, et si oui, lesquels (étape 2). Enfin, il resterait à déterminer, via des analyses de sang et d’urine, si l’ingestion régulière de légumes contaminés a un impact tangible sur la santé humaine (étape 3).
Pour l’heure, des analyses de légumes viennent d’être lancées par la DGO3 du Service public de Wallonie, en charge de la gestion des sols. Des chercheurs en agronomie de la Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech ont débarqué lundi matin sur le plateau du Bouhay. Objectif : effectuer des repérages de légumes et des premiers prélèvements. Des courgettes ont notamment été emportées, ainsi que de la terre située autour de ces légumes. Les scientifiques reviendront avec des renforts sur le site lundi 24 juillet, et vraisemblablement à la fin de l’été, lorsque d’autres fruits et légumes auront atteint leur maturité. « Les résultats définitifs de ces analyses de légumes ne devraient pas tomber avant trois mois, estime Amandine Liénard, docteur en sciences agronomiques en charge de l’étude. Il faut analyser les prélèvements, puis il faudra encore interpréter les résultats. » Jean-Pierre Hupkens, lui, attend des résultats préliminaires « pour le 15 août ».
Par Michaël Scholze, Michaël Pops et David Leloup
Cet article est le premier volet d’une enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles
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