Le Brussels International Business Court, le tribunal 5 étoiles qui fait grincer les dents des magistrats
Une justice efficace, rapide, souple mais payante : la Rolls des tribunaux est avancée. Réservée par la suédoise aux grosses sociétés et multinationales. Une insulte aux magistrats. Une gifle au justiciable ordinaire.
Champagne, petits fours et buffet à volonté. Juin tire à sa fin et l’hôtel de ville de Bruxelles a réservé une de ses plus belles salles à la célébration d’un heureux événement : la grande famille des cours et tribunaux de Belgique attend un enfant. Au comble du ravissement, les fées sont nombreuses à se pencher sur le berceau toujours vide. Il n’est pas encore né le divin chérubin mais son père porteur, Koen Geens (CD&V), a fait le déplacement pour le présenter sous toutes les coutures.
On sait déjà presque tout de lui : qu’il sera déclaré à l’état civil sous le nom de Brussels International Business Court, BIBC pour faire court et in english of course » pour des raisons de rayonnement international évidentes « . On sait aussi que le bambin ne manquera de rien pour démarrer dans la vie et tenir son rang de tribunal dédié aux litiges commerciaux internationaux. Avec le calicot de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) pour toile de fond, le ministre de la Justice s’y engage devant un parterre tout ouïe de représentants du patronat, d’avocats d’affaires et de quelques magistrats. Dans l’euphorie ambiante, Philippe Lambrecht, secrétaire général de la FEB, tranche par un souci de précision : » Si le Parlement vote la loi. » Ne parlons pas de malheur.
Convié à la fête, le ministre en aurait presque oublié l’essentiel. Une formalité, en réalité : l’approbation d’une majorité des élus du peuple, lesquels, fin juin, ne s’étaient pas encore emparés du dossier. Brûler la politesse aux parlementaires, en voilà des manières. Pourtant, par un hasard comique, à la Chambre alors occupée à plancher sur une réforme des régimes matrimoniaux, Christian Brotcorne, député CDH, venait de faire part au même Koen Geens de son abasourdissement d’avoir appris qu’une journée d’étude à l’intention d’avocats et de notaires s’était tenue à propos d’un travail législatif encore en cours. Et le même ministre de la Justice de se confondre en excuses pour » le malentendu » : loin de lui l’idée d’avoir voulu manquer de respect aux parlementaires, mais comment contrarier une attitude proactive des gens du terrain lorsqu’ils sont à ce point demandeurs d’une réforme.
Et le » terrain « , cette fois encore, trépigne. Désire ardemment la venue au monde à Bruxelles d’un tribunal anglophone de l’entreprise d’envergure internationale. Comme en possèdent déjà Londres, Dublin, Singapour et, bientôt, les Pays-Bas. Le Brexit est à nos portes, c’est une vocation de centre international de règlement des litiges commerciaux qui attend Bruxelles, capitale de l’Europe. Et la promesse de retombées proprement mirifiques. » La London Commercial Court et son écosystème de savoir-faire juridique de haut niveau a généré en 2016 environ 370 000 emplois (sic) et une valeur totale de 25 milliards de livres sterling, les bénéfices économiques d’un tel projet aux Pays-Bas sont estimés entre 60 et 75 millions d’euros par an « , a claironné la FEB dans un communiqué de victoire diffusé au lendemain du raout bruxellois.
Le ruissellement attendu sera assurément providentiel pour les cabinets juridiques spécialisés en droit international des affaires. A l’image d’Eubelius qui compte dans son portefeuille de clients des » multinationales figurant dans le classement Fortune 500 » et qui doit son existence et sa prospérité à un certain Koen Geens, lequel a tourné cette page depuis que, ministre, il se voue à l’intérêt général.
Personne n’imagine donc sérieusement que l’accouchement de la BIBC puisse engendrer quelque complication. Annexée au projet de loi déposé par la suédoise (N-VA – MR – CD&V – Open VLD), l’analyse d’impact tient lieu de faire-part de naissance : » Les grandes entreprises disposeront d’un tribunal qui répondra davantage à leurs attentes. Il sera plus efficace et les litiges seront tranchés rapidement, eu égard aux éléments suivants : absence d’arriéré judiciaire ; procédure ad hoc inspirée de l’arbitrage ; absence de voies de recours. Il sera de qualité : les juges seront issus du milieu des affaires et pourront exiger des honoraires substantiels. Il sera adapté : la procédure se déroulera en anglais, si bien que les entreprises concernées ne seront plus contraintes de choisir un avocat francophone ou néerlandophone. »
Tous les ingrédients réunis d' » un bond dans la modernité « , dixit le Premier ministre Charles Michel (MR). Le genre de saut en avant que désespère de connaître un jour le monde judiciaire » ordinaire « , chroniquement désargenté, sous-équipé, débordé, invité en prime à faire risette au futur gros gâté de la famille. Gâté ? Le mot paraît faible.
Tribunal scandaleusement riche
La BIBC n’admettra que du beau monde à sa table : grandes entreprises et multinationales, pour peu qu’elles décident de comparaître devant elle pour vider une querelle transfrontalière. Elles auront alors droit à un service cinq étoiles. Droit à un traitement en anglais, par nature la langue véhiculaire du business international. Droit à deux » judges « , des juges consulaires non professionnels, » experts anglophones de premier plan en droit commercial international » recrutés parmi des avocats, professeurs d’université, juristes d’entreprises, magistrats belges ou étrangers. Droit à une procédure souple et rapide puisque débarrassée, précise le projet gouvernemental, d’un » formalisme méfiant et inutile, généralement contreproductif « .
Il sera donc mis à la disposition de cette clientèle sélecte et exigeante la crème de l’expertise, chapeautée par un magistrat professionnel prêté par la cour d’appel de Bruxelles, désignée volontaire pour la circonstance. La BIBC puisera pour ses besoins dans les ressources humaines de cette juridiction confrontée à 12 000 dossiers en souffrance et à des délais de traitement habituels de quatre à cinq ans. Elle lui empruntera un conseiller pour présider les audiences, la chargera de veiller à ce que la boutique tourne et sollicitera les services de son greffe pour assurer la logistique.
Suprême originalité de la formule, le client devra mettre la main au portefeuille s’il veut bénéficier de ce régime de faveur : 20 000 euros à titre de frais d’inscription. » Forfaits substantiels « , juge Koen Geens. » Montant plus que raisonnable « , tempère son projet de loi, et en tout cas à la portée d’une bourse de multinationale.
C’est que la qualité se paie. Il va falloir trouver de quoi couvrir les 5 500 euros de rémunération par » judge » pour une moyenne d’une semaine de travail par affaire. De quoi financer les 3 000 euros de complément de traitement pour le conseiller de la cour d’appel mobilisé auprès de la BIBC, et les 4 800 euros par affaire pour dédommager cette même cour d’appel et son greffe du désagrément occasionné. Du moins si la suédoise veut honorer sa promesse de tenir le cap de l’autofinancement du futur tribunal, vu » la limitation des ressources publiques, qui ne peuvent être affectées sans plus à des nouveautés exotiques » (sic). Encore que, sur ce plan, la résolution de Koen Geens paraît fléchir. » La BIBC sera financièrement autosuffisante « , assurait le ministre de la Justice en novembre 2017. » Le projet de loi ne devrait pas avoir d’impact budgétaire […] la BIBC sera en principe « autosuffisante » « , précise son texte déposé à la Chambre depuis mai 2018. Un passage au conditionnel et un recours aux guillemets qui préparent le terrain.
Logement de luxe aux frais de l’Etat
Car ce tribunal flambant neuf aura bien besoin d’un toit digne de son statut, et cette fois aux frais de l’Etat. Koen Geens songe à » une infrastructure adaptée à l’époque moderne et numérique et qui réponde parfaitement aux besoins d’une administration de la justice performante. » L’avocat spécialisé en arbitrage Jean-Pierre Buyle, président d’Avocats.be et pro-BIBC, n’ose imaginer la prestigieuse juridiction logée » dans les ruines du palais de justice, place Poelaert, derrière les échafaudages « . Dans un décor juste bon pour le justiciable ordinaire qui devrait s’en satisfaire jusque 2040 au bas mot. Luc Hennart, président du tribunal de première instance de Bruxelles, anticipe mentalement cette justice à deux vitesses : » Dans sa petite bulle, ce tribunal très performant oeuvrera à deux pas d’une justice de « ploucs » condamnée à travailler avec des bécanes, comme à l’âge de la pierre. »
» Pauvre » BIBC. Même pas née que sa réputation est déjà faite jusque dans les palais de justice : prototype de justice de classe, tribunal de caste pour super-riches. » Ce projet est ressenti comme une insulte par les magistrats. Quel aveu choquant du désinvestissement dans la justice, que le gouvernement prétend compenser par une justice particulière. On entre dans un autre paradigme : la déconstruction d’une justice accessible à tous au profit d’une justice privée pour clients fortunés, sponsorisée par l’Etat « , s’insurge Vincent Macq, procureur du roi de Namur et président de l’Union professionnelle de la magistrature. » On atteint le sommet de la ploutocratie « , fulmine Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats. Ploutocratie : » système dans lequel le pouvoir politique est dévolu aux détenteurs de la richesse » (Larousse). On en est là ? Affirmatif, appuie la magistrate : » On en arrive à la création d’un tribunal au service de l’entre-soi économique et financier, apte à satisfaire l’impatience des riches et contraire à tous les principes démocratiques de service public. J’y vois la manifestation d’une forme d’autisme économique et juridique emblématique de notre époque : ce mélange d’audace, de cynisme et de renversement des valeurs qui frise ici l’exemplarité. »
Attendus pour le 1er janvier 2020, les premiers pas du futur » must » en matière de justice s’annoncent chancelants. Sitôt connues les intentions gouvernementales, une lettre ouverte a fusé depuis les rangs de la cour d’appel de Bruxelles. Pour s’inquiéter, entre autres griefs, de » voir l’Etat développer une nouvelle juridiction dans un but affiché de politique économique « . Pour relever que » le projet de BIBC vise à offrir la caution étatique à une juridiction qui aura presque tous les traits de l’arbitrage « .
« Affaire Tapie » à la belge ?
Le ministre Geens tient pourtant beaucoup à ce que la BIBC soit un tribunal étatique et non un tribunal arbitral privé. La nuance est de taille. Elle ne trompe pas plus d’un magistrat : » On mouille ainsi l’Etat pour lui faire supporter les inconvénients et les coûts du tribunal tandis que les bénéfices iront aux intérêts privés. » Il en ressort un statut hybride qui fourmille de curiosités procédurales. » La BIBC, c’est de l’arbitrage qui n’en est pas. Un produit typiquement belge : ceci n’est pas une pipe mais c’est une pipe quand même « , relève maître Buyle. Et cette bouffarde met mal à l’aise jusque dans le camp de ses partisans.
L’avocat croise les doigts : » Pas d’affaire Tapie chez nous ! » ose espérer Jean-Pierre Buyle, aussi chatouilleux sur la » probité sans faille » des futurs juges qu’interpellé par un possible recours à » des nominations politiques et de faveur « . Une affaire Tapie à nos portes ? Ce contentieux à 400 millions d’euros entre l’homme d’affaires français et le Crédit lyonnais, porté devant un tribunal arbitral en France, a défrayé la chronique car entaché de fraude pour cause de partialité d’un des arbitres. » Ce risque potentiel ne peut être écarté « , estime Luc Hennart, troublé par les incertitudes liées au mode de sélection des » judges » et inquiet pour leur indépendance.
Il se pourrait que l’ovni judiciaire en cours de fabrication batte de l’aile dès le baptême de l’air. Qu’il devienne vite un bon client entre les mains d’une Cour constitutionnelle saisie de son cas. En raison de son parfum de juridiction d’exception, prohibé par la Constitution. Pour l’ambiguïté de sa construction : » Ce tribunal de commerce n’en a que le nom « , juge Hakim Boularbah (ULiège), avocat spécialisé en litiges internationaux. » Or, les juridictions autorisées sont inscrites dans la Constitution. L’apport d’un nouveau tribunal exige donc sa modification, ce que le gouvernement a voulu éviter. » Christian Behrendt, constitutionnaliste (ULiège), quoique séduit par la formule, admet sa fragilité. » Prioriser à toute vapeur la création d’un tribunal international ne doit pas dispenser le législateur de s’occuper impérativement de l’état de la justice interne et du traitement des litiges intrabelges par les juridictions commerciales. » Sous peine, pointe l’avocat Buyle, de nourrir » le risque sérieux de rupture d’égalité de traitement entre justiciables « , contraire à la loi. Last but not least, un tribunal étatique mais payant, c’est un premier pied de nez à la gratuité du service public rendu par la justice. Et le dernier ?
Et tout ça pour quoi ? » Pour une opération marketing, voulue et orchestrée par la FEB. En réalité, ce tribunal anglophone ne rapportera guère plus qu’un peu de prestige à Bruxelles « , grince un proche du dossier. En revanche, il a déjà engrangé d’autres acquis : il achève d’ulcérer le monde de la magistrature et de conforter la suédoise dans son image de gouvernement à la solde des riches et des puissants.
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