Ivo Flachet
La justice sombre et le ministre Koen Geens continue à se comporter comme s’il dirigeait l’orchestre du Titanic
Il devient pathétique de constater que le ministre Koen Geens persiste à nier les effets désastreux des économies qu’il impose à la justice et des réformes qu’il mène en conséquence, alors que c’est le fondement même du troisième pilier constitutionnel qui est ébranlé.
C’est la crise dans la justice, et elle est profonde. Les déclarations du premier président de la Cour de cassation, Jean de Codt, sont sans précédent. « Quel respect donner à un État qui marchande sa fonction la plus fondamentale, qui est de rendre la justice ? Cet État n’est plus un État de droit, mais un État voyou », a-t-il déclaré. Cette virulente dénonciation se produit une bonne année après une action, elle aussi sans précédent, de tout le monde judiciaire. Le 20 mars 2015, le palais de justice était noir de toges : avocats, juges, procureurs, greffiers… lançaient un cri d’alarme. Ils exposaient alors sans détour que le pouvoir judiciaire était en danger et dénonçaient le fait que les mesures d’économies portaient atteinte à l’indépendance de la justice.
Or que fait le ministre Koen Geens ? Il se comporte comme le chef d’orchestre du Titanic, continuant à jouer sa partition comme si de rien n’était. Geens a fait savoir qu’il ne cédera pas, bien que la situation soit intenable dans de nombreux domaines. Pour les agents pénitentiaires, qui doivent travailler dans des conditions plus que lamentables. Pour les détenus, qui sont confrontés à des conditions de détention catastrophiques. Pour les justiciables, qui doivent attendre cinq ans pour un jugement. Pour les juges, qui doivent travailler avec du matériel inopérant et totalement dépassé. Pour les greffiers, qui sont trop peu nombreux pour pouvoir assurer le service. Etc., etc. Sans parler du citoyen qui, depuis longtemps, a perdu toute confiance en la justice.
Geens refuse d’admettre que ses économies sapent les fondements de la justice. Il est contrarié par les déclarations des magistrats, estimant que celles-ci sont « irritantes et irréfléchies » et ne concordent pas avec « l’objectivité, la neutralité et la sérénité » dont, selon lui, les juges doivent faire preuve. Il devient pathétique de constater que le ministre Koen Geens persiste à nier les effets désastreux des économies qu’il impose à la justice et des réformes qu’il mène en conséquence, alors que c’est le fondement même du troisième pilier constitutionnel qui est ébranlé.
Vieux barbons
Le ministre Geens considère que ceux qui demandent de retourner à la situation de 2014 sont des conservateurs. Son raisonnement – simpliste – est qu’il modernise la justice, que sa vision est celle de demain, qu’il est, lui, en phase avec son temps, et que celui qui n’est pas d’accord avec lui est en quelque sorte un vieux barbon, qui ne comprend pas qu’ « il faut simplement le laisser faire ». Par ces arguments, le ministre élude ainsi toute critique de contenu sur sa politique.
Geens a commencé par augmenter les droits de greffe. Il est ainsi devenu encore plus cher de s’adresser à un tribunal. Voilà donc un vrai progrès… En outre, le ministre refuse de toucher à la TVA qui a été instaurée sur les honoraires d’avocats, une mesure qui a pourtant contraint énormément de gens à renoncer à porter un problème en justice. L’association Test-Achats – sans doute aussi constituée de vieux barbons – évoquait « le coup fatal porté à l’accès à la justice ». Par ailleurs, le temps d’attente pour qu’une affaire soit jugée a pris des proportions inacceptables, et les réformes du ministre ont rendu les procédures de plus en plus compliquées – a fortiori lorsqu’on ne peut pas se payer l’aide d’un avocat.
Le plan suivant qui dans le pipe-line du ministre était la réforme de l’assistance juridique et l’instauration d’un ticket modérateur dans le système pro deo. Le ministre Geens estimera peut-être aussi qu’il est passéiste de s’opposer à ces mesures, bien qu’une grande partie du monde associatif belge ait mis en garde contre le fait que le droit constitutionnel à l’assistance juridique n’est désormais plus garanti. Au tribunal, on voit de plus en plus de gens sans avocat. Ils sont renvoyés d’un côté à l’autre, n’arrivent pas à suivre, tentent de se dépêtrer dans le langage juridique et, en tout cas, perdent leur affaire face à la partie adverse lorsque celle-ci peut, elle, s’offrir les services d’un avocat.
On ne résout pas les nombreux problèmes de la justice en décidant d’économiser de manière linéaire 10 % sur les moyens de fonctionnement et sur le personnel. Et pas non plus en qualifiant ces économies de juste « une réduction limitée du personnel ». Ni en privant les plus vulnérables d’entre nous du droit à l’assistance juridique et en rendant la justice impayable pour 90% de la population. Non, c’est d’une autre politique dont nous avons besoin. Il faut investir de l’argent et des moyens dans le service public que doit également être la justice. On ne peut pas continuer à éloigner encore plus la justice de la portée du simple citoyen.
Nous avons besoin de nouvelles idées. Pourquoi les organisations sociales n’auraient-elles pas le droit d’assister des personnes, comme c’est le cas pour les syndicats devant le tribunal du travail ? Pourquoi ne pas limiter le pouvoir des huissiers au lieu de leur en octroyer encore davantage ? Pourquoi ne pas réinstaurer la procédure de mesures urgentes et provisoires (article 223 du Code civil) entre époux devant le juge de paix ? C’était une procédure simple et rapide. Pourquoi ne pas octroyer davantage de place à la médiation ? Pourquoi les récentes réformes « pot-pourri » de Geens rendent-elles tout encore plus compliqué pour le simple citoyen ? Pourquoi le gouvernement continue-t-il à considérer un avocat comme un produit de luxe qui, via la TVA de 21%, est aussi fortement taxé qu’un sac à main Delvaux ? Pourquoi diminue-t-on considérablement le nombre des juges de paix, qui sont par excellence les juges proches du citoyen ?
Justice inaccessible
La politique du ministre Geens est antisociale et rend la justice encore plus inaccessible qu’elle ne l’est déjà. Mais il y a plus. Le ministre voudrait instaurer un système dans lequel le pouvoir exécutif a le droit de refuser la publication des places vacantes. Les cadres prévus légalement pour la nomination des juges restent ainsi ouverts. Le premier président de Codt constate à ce propos que « la loi n’est plus respectée. » Ceci ajoute encore un obstacle supplémentaire à l’accès au tribunal, notamment en rallongeant encore le délai d’attente, déjà totalement inacceptable.
Jan Geysen, le président de l’Union néerlandophone des magistrats demande au gouvernement « des mesures qui, en matière de personnel et de moyens de fonctionnement, nous offrent la possibilité de faire travailler nos services normalement. Ce n’est pas seulement un problème qui concerne la justice, mais tout le gouvernement ». Sans solutions – c’est-à-dire la suppression des économies -, les magistrats menacent d’actions, la grève étant également envisageable. Dans notre pays, une grève de la magistrature remonte à… 1918, lorsque la Belgique était occupée par l’Allemagne.
Les réformes, par Geens, de la procédure pénale musellent également le pouvoir judiciaire. Elles limitent les tâches des juges d’instruction, qui deviennent de plus en plus les juges d’une enquête où le parquet et la police fédérale gagnent en pouvoir et où les droits de la défense sont bridés.
Quoi qu’en dise le ministre Geens, ses mesures ne font qu’amplifier les problèmes. Lors de l’émission de la VRT De Zevende Dag, il a déclaré qu’on ne pouvait tout de même pas lui demander de revenir sur des mesures déjà planifiées et appliquées. Bien sûr que l’on peut, c’est l’essence même de toute protestation. L’évidence est devenue aveuglante : les économies que le gouvernement fédéral impose à la justice sont intenables. Intenables dans la pratique pour un fonctionnement correct de la justice en tant que service public. Mais aussi intenable par principe, parce que les économies mettent en péril l’indépendance du pouvoir judiciaire, comme les juges le dénoncent à juste titre.
L’heure de vérité
Pour le ministre Geens, l’heure de vérité a sonné. Soit il admet que ses économies sont intenables et il écoute les nombreuses plaintes, soit il continue à diriger l’orchestre du Titanic. Le résultat, nous le connaissons. Le navire a sombré, les passagers privilégiés ont pu se sauver sur des chaloupes, et ceux du pont inférieur se sont noyés.
Pour maintenir le navire à flot, un changement de cap est nécessaire. Il est nécessaire par respect pour la séparation des pouvoirs, mais aussi pour empêcher que la justice ne devienne une forteresse inaccessible sous le contrôle du pouvoir exécutif.
La vraie vision de demain, c’est celle d’une justice dans laquelle le citoyen peut s’y retrouver, une justice proche, qui travaille de manière fiable et dans un délai correct, et qui offre un contrepoids aux abus du pouvoir exécutif. Pour cela, les économies dans la justice doivent être annulées, tout comme la plus grande partie des réformes néfastes pour l’accès à la justice et pour les droits de la défense. Il est temps d’avoir un débat fondamental sur l’avenir du pouvoir judiciaire : voulons-nous une justice inaccessible et muselée, seulement efficace pour les plus nantis, ou une justice indépendante à laquelle le simple citoyen peut lui aussi recourir ?
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