La Belgique privatisée : cauchemar ou bénédiction?
Depuis plus de vingt ans, la Belgique délègue ses missions au secteur privé. Ouvertement, dans les transports ou dans l’énergie. De façon plus sournoise, dans les soins de santé ou la sécurité. Jusqu’où cela ira-t-il ? La justice ? Les pensions ? L’enseignement ? Cauchemar en vue ou bénédiction espérée ? Et pour qui ? Le Vif/L’Express a mené l’enquête.
La grandeur de l’Etat n’est plus ce qu’elle était. Lorsque vous prenez l’avion à Bruxelles-National ou à Charleroi, désormais, ce ne sont plus des policiers qui vous accueillent à l’entrée du bâtiment, mais des agents privés qui contrôlent l’accès et vous intiment l’ordre, de façon plus ou moins courtoise, de prendre un autre chemin ou d’ouvrir votre valise. Depuis les attentats du 22 mars 2016, les sociétés de gardiennage Securitas ou G4S ont le vent en poupe. Un peu partout, jusqu’au contrôle des casernes ou des ambassades, elles pallient le manque de moyens ou d’effectifs des forces de l’ordre pour répondre aux besoins croissants en matière de sécurité. Depuis fin 2017, une législation spécifique à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA), les autorise à accomplir ces tâches délicates. L’opposition francophone au Parlement, PS ou Ecolo, dénonce » un problème démocratique « , dès lors que des tâches régaliennes sont déléguées au secteur privé. Le PTB, dans son style personnel, fustige » la police de la N-VA « . En tout état de cause, l’Etat renonce à une prérogative majeure. Faute de budgets ou par dogmatisme néolibéral, il s’affaiblit lui-même. A moins qu’il ne fasse un choix très pragmatique au service d’une » bonne gestion « . A chacun de choisir son point de vue…
Le recours au secteur privé n’est pas de l’idéologie, mais du pragmatisme
Le fait est que l’Etat délègue de plus en plus ses missions au secteur privé, en tout ou en partie : transport aérien et maritime, énergie, télécoms, poste… Et c’est loin d’être fini. Après avoir remis la main sur des banques, à la suite de la crise financière, il y a dix ans, le gouvernement fédéral envisage de privatiser Belfius. Au sein de la majorité, la N-VA appelle de ses voeux une privatisation de la SNCB – un plaidoyer certes » recadré » par le Premier ministre, Charles Michel (MR). Partout, des soins de santé à l’enseignement en passant par les pensions, notamment, les partisans des services publics dénoncent une privatisation larvée, une vente par appartements des biens de l’Etat. » Nous sommes proches du point de non-retour « , peste Michel Meyer, président de la CGSP, syndicat socialiste qui bascule de plus en plus ouvertement vers la gauche radicale. » Ce n’est pas seulement la conséquence d’un dogmatisme libéral, c’est aussi le fruit de la paresse des pouvoirs publics et de leur incapacité à sortir des logiques à court terme « , regrette Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC, syndicat chrétien plus ouvert à la délégation des missions de l’Etat au milieu associatif – mais dans un cadre régulé par le public.
Il était pourtant écrit que les dépenses publiques, supérieures à 53 % du produit intérieur brut (PIB), doivent diminuer, d’une manière ou d’une autre. C’est l’obsession de l’actuelle majorité fédérale. » Le recours au secteur privé n’est pas de l’idéologie, mais du pragmatisme, insiste Philippe Lambrecht, secrétaire général de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Il ne me paraît pas anormal que l’Etat définisse ses objectifs stratégiques et qu’il en délègue la réalisation. C’est une question d’efficacité. » Un constat que n’est pas loin de partager Bernard Delvaux, CEO de la Sonaca. Avec une nuance, importante : » C’est davantage une question de gouvernance que d’actionnariat public ou privé. La façon dont nous avons réussi à transformer Proximus et la Poste, deux entreprises au sein desquelles j’ai travaillé, démontre qu’il est possible de professionnaliser le fonctionnement d’une entreprise publique. » Mais ce mot doit être un leitmotiv puissant : transformation. » Sur le principe, le MR est favorable aux privatisations en général, sauf en ce qui concerne les missions régaliennes de l’Etat, ramasse David Clarinval, chef de groupe libéral à la Chambre. La privatisation permet de briser des monopoles, néfastes en économie. Mais il ne faut pas aller trop loin et garantir le service à la population. Nous n’estimons pas que l’Etat n’a plus rien à dire. C’est lui qui doit continuer à fixer des balises… »
Entre défenseurs du public et partisans du privé, le clivage est profond. Et le débat crucial. Revue des arguments, pro et antiprivatisation à la chaîne.
1. La faute à qui ? A la dette, à l’Europe, aux nouvelles forces libérales, à la paresse et… aux services publics
Lorsqu’en 1996, le socialiste Elio Di Rupo devient vice-Premier ministre fédéral, en charge des Entreprises publiques, il invente un terme qui deviendra bientôt culte pour évoquer l’ouverture au capital privé de l’ancienne Régie des télégraphes et des téléphones (RTT) : » Consolidation stratégique « . Les notions de » libéralisation » ou » privatisation » sont trop connotées, elles décrivent de façon trop crue les renoncements de la gauche. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : la tendance amorcée au début des années 1990 connaît un fameux coup d’accélérateur au tournant du siècle, sous l’effet conjugué de la pression du libéralisme triomphant après la chute du mur de Berlin, de l’influence des directives européennes et du poids de la gabegie du passé. » Les privatisations décidées à cette époque ont été des choix contraints, synthétise Dimitri Yernault, professeur de droit public économique à l’ULB et ancien chef de cabinet PS. Il faut se souvenir qu’en 1993, la dette publique belge s’élevait à 135 % du PIB ! On prétend toujours que les socialistes sont de mauvais gestionnaires mais ils ont pris leurs responsabilités et ont payé le prix électoral des mesures d’austérité pour faire redescendre la dette à 85 % du PIB en 2007. » Alors qu’il culminait autour des 40 % en Wallonie fin des années 1980, le PS a perdu plus d’un tiers de ce capital en deux décennies.
Auteur d’une thèse consacrée à la question de » l’Etat et la propriété « , Dimitri Yernault analyse : ce phénomène de privatisations n’est pas nouveau, si l’on suit le cours de l’histoire. Depuis la naissance de la Belgique, l’Etat a ainsi délégué de façon régulière des missions au secteur privé, que ce soit pour construire des infrastructures ou pour externaliser les coûts, avant de reprendre la main dans un effet de balancier. Tout en se disant proeuropéen, ce professeur dénonce toutefois un phénomène continental : » L’évolution est devenue structurelle en raison du fait que l’Etat belge est soumis hiérarchiquement au droit de l’Union européenne. Les directives ont directement induit les grandes libéralisations décidées au niveau des transports – maritimes, aériens et ferroviaires, même si ça prend plus de temps dans ce dernier cas – ou de l’énergie. De façon plus sournoise, toutes les règles juridiques européennes induisent elles aussi ce phénomène de retrait de l’Etat, qu’elles portent sur les aides d’Etat, sur les marchés publics ou sur le calcul de la dette. » Traduction : il devient de plus en plus difficile pour les pouvoirs publics d’agir sous le poids de la dérégulation.
» Depuis une vingtaine d’années, les services publics sont dans le viseur, sous l’impulsion de l’Union européenne, regrette le syndicaliste Michel Meyer (CGSP). L’influence des directives européennes engendre beaucoup de retombées négatives, particulièrement sur les services publics parce qu’on n’a pas pu s’entendre sur une définition claire de ce qu’ils recouvrent. On a laissé aux Etats le soin de le faire, on a parlé de « services d’intérêt général », de « service social » et on a créé le « secteur non marchand », à la limite entre le public et le privé. Résultat ? Une dérive de plus en plus grande vers les lois du privé – pensons aux hôpitaux, aux maisons de repos, à toutes les structures d’accueil qui étaient auparavant publiques ou semi-publiques. »
Les entreprises privées savent présenter des solutions clé sur porte en disant aux autorités de ne se préoccuper de rien
Haro sur l’Europe, donc ? Pas uniquement. » La difficulté, avec les différents niveaux de pouvoir qui cohabitent aujourd’hui, c’est de déterminer précisément les responsabilités, complète Michel Meyer. On rejette la faute sur l’Europe, mais celle-ci renvoie la balle aux Etats membres qui sont, il est vrai, ceux qui prennent vraiment les décisions. Les Etats désinvestissent dans leurs compétences en estimant que les Régions peuvent prendre le relais, mais celles-ci n’en ont pas les moyens, pas plus que les communes. Ce morcellement de la responsabilité, lié au fait que personne n’a de comptes à rendre par rapport aux impôts que l’on paie, est destructeur. Car quand plus personne ne sait qui est responsable, le risque est grand d’entrer dans une forme de déliquescence accélérée. »
Cette tendance s’est amplifiée avec l’apparition de forces politiques nouvelles qui ne sont plus liées par le contrat social d’après-guerre, appuie le président de la CGSP. Qui épingle plus particulièrement la responsabilité récente de la suédoise : » Cette dynamique s’est accélérée ces trois dernières années parce que l’on sent, dans le chef de certains partis au pouvoir, la négation absolue des services publics. Pour la N-VA, ceux-ci ne devraient tout simplement pas exister. On a retrouvé une logique similaire dans la nouvelle déclaration du gouvernement wallon, après le « coup d’Etat » lancé par le CDH, en juin 2017. » Selon lui, les services publics sont tout simplement devenus une » variable d’ajustement budgétaire « . » On décide de travailler avec 20 % de personnel en moins, 20 % d’investissements en moins… Mais contrairement à ce que l’on affirme, on ne sait pas faire mieux avec moins. Il y a des missions dans lesquelles il faut investir. »
Un dogme idéologique ? Pas forcément, considère sa collègue Marie-Hélène Ska (CSC), qui y voit plutôt la conséquence d’une forme de » paresse intellectuelle » coupable : » Les problèmes sont de plus en plus complexes à articuler et ne sont plus du ressort d’un ministre en particulier. Or, les entreprises privées savent présenter des solutions clé sur porte en disant aux autorités de ne se préoccuper de rien. Le monde politique reste arc-bouté sur le court terme alors qu’il devrait, au contraire, porter la vision à long terme que ne porte pas le privé. Il y a une sorte de somnambulisme qui n’a rien à voir avec « l’Europe ou pas l’Europe ». C’est une contagion intellectuelle qui empêche de penser autrement. » Et qui n’est pas propre à une couleur politique en particulier : » Le plus préoccupant, c’est la privatisation de la pensée. »
Tous nos interlocuteurs, partisans ou non des services publics, reconnaissent que les autorités ont en outre tendu, ces dernières années, le bâton pour se faire battre. Que ce soit parce que les services n’ont pas été gérés de façon efficace ou en raison des scandales qui ont secoué des intercommunales ou des asbl comme le Samusocial. » Est-ce la mission d’une autorité de posséder et de gérer une banque ? interroge pour sa part Ivan Van de Cloot, chief economist de l’institut Itinera. La réponse ne dépend pas seulement de l’idéologie mais aussi de la qualité de la gestion. Dans quelle mesure les pouvoirs publics peuvent-ils garantir une bonne gouvernance ? Nous n’avons – hélas… – pas que des expériences positives. Il suffit de voir la politisation des entreprises publiques, où prévaut la politique politicienne. Bien sûr, la gouvernance n’est pas forcément parfaite dans les entreprises. Mais il est plus facile de défendre les services publics dans des pays aux autorités réputées pour leur capacité de gestion, en Scandinavie par exemple. Prenez le cas de Belgacom/Proximus : il est incontestable que l’entreprise n’a pas pu investir pendant des années parce que le politique avait besoin des dividendes pour boucler son budget. Doit-on aussi rappeler la faim de dividendes des actionnaires de Dexia, qui a conduit le pays au bord de la faillite ? »
L’intervention de l’Etat pour sauver les banques privées, lors de la crise financière de 2007, a contribué à creuser le trou de la dette publique et ruiné les effets du processus né des » consolidations stratégiques « , rappelle Dimitri Yernault. Justifiant de nouvelles concessions au secteur privé. Comme un serpent qui se mangerait la queue…
2. Cauchemar ou bénédiction ? Un risque, en tout cas : la disparition de services. Un avantage, aussi : une souplesse accrue. Et un danger : celui d’une libéralisation… incomplète
Aux yeux des partisans des services publics, pas l’ombre d’un doute : leur disparition progressive, sous les coups de boutoir du marché triomphant, est un cauchemar. Parce qu’elle ne cesse de réduire les services aux citoyens. Racontée par Michel Meyer, l’anecdote vaut un long discours : » Je prends le train tous les jours. Récemment, alors qu’il était en retard, une dame me dit : « Quand ce sera privatisé, je prendrai directement un abonnement sur une ligne privatisée. » Je n’ai pu m’empêcher de lui rétorquer : « Très bien, mais ce ne sera pas sans conséquences : si tout le monde réagit comme ça, on va diminuer les moyens de la SNCB, diminuer ses capacités d’investissement et on finira par réduire le service en coupant les petites lignes. » La dame me répond du tac au tac : « Moi, ce qui m’importe, c’est Namur-Bruxelles, la ligne que je fais tous les jours. » D’accord, entre 6 et 8 heures du matin, c’est rentable parce que c’est bondé. Mais après 8 heures, ce ne l’est plus. Et le soir, ça redevient rentable entre 16 et 18 heures. » Voilà la logique à l’oeuvre, résume le président de la CGSP : on ne maintient que les services rentables.
Les services publics contribuent à assurer une redistribution des richesses
» L’objectif est-il d’avoir un train qui dessert la dernière gare au fond du pays ou de développer une politique de mobilité globale ? demande en retour Philippe Lambrecht, secrétaire général de la FEB. N’est-il pas possible, dans cette optique, d’avoir des moyens de transport plus flexibles en fonction des besoins, un minibus à la place du train, par exemple ? C’est certainement possible aujourd’hui, avec les possibilités nouvelles qu’offre le numérique. Définissons d’abord l’objectif et voyons la manière la plus rationnelle et la moins chère pour le rencontrer. Il faut éviter de voir en permanence des questions idéologiques. Nous sommes en droit de veiller, en tant que contribuables, au juste retour de ce que l’on paie à la collectivité et de réclamer une bonne gestion. Dans cet esprit-là, pourquoi ne pourrait-on pas s’inspirer de ce qui se passe dans le privé ? »
» Prenons la couverture gsm, expose Michel Meyer. Pourquoi toute la population n’est-elle pas mise sur pied d’égalité ? Des zones ne sont pas correctement couvertes parce que l’entreprise ne trouve pas d’avantage économique à les couvrir. Demain, ce sera la même chose avec les soins de santé, les transports en commun ou la poste, où l’on annonce déjà que l’on ne pourrait plus distribuer le courrier qu’un jour sur deux. Le principe d’égalité de tous les citoyens devant les services publics disparaît. Et la présence de l’Etat s’évanouit : avant, des agents de l’Etat circulaient à travers tout le territoire, tous les jours. Maintenant, il reste la police. Et encore, puisqu’on privatise certaines de ses tâches. » Le risque est réel, souligne-t-il, d’une dualisation accrue de la société : » Nous avons mené, il y a quelques années, une étude sur la redistribution des richesses dans le pays, via les services publics. La conclusion, c’était qu’elle parvenait à gommer une partie des inégalités. » Risque, aussi, d’une explosion des coûts : » En tant que délégué syndical de la Poste, je me suis battu pour qu’on ne fasse pas payer les services bancaires. J’ai perdu. Aujourd’hui, tout le monde ne cesse de faire exploser ces coûts alors tout se fait en ligne. »
» Un service public permet de travailler à la cohésion de la société, appuie Marie-Hélène Ska. Or, les responsables politiques externalisent de plus en plus souvent leur capacité d’analyse à des soi-disant experts. C’est le cas avec l’intervention de McKinsey dans l’élaboration du Pacte d’excellence pour l’enseignement. Les responsables politiques se succèdent sans vision, sans capacité à la partager et sans la traduire concrètement dans un secteur qui compte beaucoup d’acteurs. A qui fait-on appel, dès lors ? A un consultant privé qui décrit sa vision du monde sans prendre aucune responsabilité sur le résultat. C’est très frappant également dans le secteur de l’énergie. Il n’y a plus d’expertise publique, étatique. Quand il s’agit de statuer sur l’avenir énergétique d’un pays, à qui fait-on appel ? Aux électriciens, en déclarant que c’est un débat technique et qu’ils savent ce qu’il faut faire. C’est la même chose en matière de mobilité, même si je dois mettre un bémol parce qu’avec le ministre fédéral, François Bellot (MR), j’ai l’impression qu’on a enfin affaire à quelqu’un qui a compris de quoi il s’agissait et qui peut articuler les dimensions technique et politique. L’eau est un bien commun qui a été privatisé par quelques sociétés. Tout ça m’effraie, en termes de capacité démocratique. »
En privatisant, ajoute la secrétaire générale de la CSC, les pouvoirs publics perdent leur capacité à inventer l’avenir. Concrètement aussi, c’est un handicap : » Sous influence libérale, et pour récupérer des budgets qui avaient dérapé, on a vendu ce qu’on appelait les « bijoux de famille ». Mais ceux-ci constituaient une capacité d’investir que nos prédécesseurs avaient patiemment construite, avec une vision de service public. Quand, à 27 ans, Didier Reynders présidait le conseil d’administration de la SNCB, il fut un des instigateurs de la vente de terrains qui se trouvaient le long des voies de chemin de fer. Pour faire des économies. Or, ceux-ci avaient été acquis pour élargir les voies… Aujourd’hui, ça fait vingt ans que nous sommes dans la spirale du RER et il faut racheter des parcelles les unes après les autres, en expropriant. Mais ces terrains étaient là ! C’était une rente de l’Etat qui ne coûtait rien, qui ne rapportait rien non plus, c’est vrai, mais qui donnait la capacité de développer des projets. »
Privatiser, un drame, forcément, donc ? » Ce qui a été un jour un service public peut cesser de l’être, temporise Bernard Delvaux, CEO de la Sonaca. La RTT s’est transformée au fil du temps en un diffuseur de produits hautement technologiques dans un secteur où l’évolution est telle que la compétition est devenue nécessaire. Avec le recul, tout le monde reconnaît que la transformation de Proximus a été une réussite. Jusqu’à un certain point, la Poste se trouve dans la même situation : l’Europe a décidé d’introduire la concurrence et les technologies font évoluer sa mission. Le modèle est idéal lorsqu’on professionnalise le fonctionnement de l’entreprise et qu’on fait évoluer le service en fonction des besoins. Il faut créer une dynamique pour que ces entreprises soient efficaces. Je le répète : c’est davantage une question de gouvernance que d’actionnariat public ou privé. »
» En termes de management et de gestion au jour le jour, la privatisation permet une plus grande efficacité et davantage de souplesse en matière de gestion de personnel, plaide David Clarinval (MR). En règle générale, ça coûte moins cher, ça permet de créer de l’activité et ça rapporte in fine de l’argent à l’Etat. » C’est la fameuse équation des » jobs, jobs, jobs » portée par le Premier ministre, Charles Michel, qui entend sauver la sécurité sociale – un slogan, contesté par l’opposition.
Le chef de groupe libéral étaie son plaidoyer par quatre exemples. » Le premier, auquel on ne pense pas forcément : les médias. Nous avions des monopoles d’Etat, avant l’apparition des radios libres dans les années 1978-1980. La libéralisation du secteur a engendré une plus grande richesse. Aujourd’hui, nous avons une combinaison de chaînes publiques, privées ou encore ludiques qui offrent davantage choix pour le consommateur. Un autre exemple qui va vous étonner : l’énergie. Nos adversaires politiques n’ont cessé de nous dire que la privatisation a engendré une hausse des coûts. Mais lorsqu’on analyse ça de près, on constate que cette augmentation résulte de la part du marché qui n’a précisément pas été libéralisée, la distribution, ainsi que de décisions publiques comme les certificats verts. Troisième exemple : les hôpitaux. Il n’y a pas de différence fondamentale de qualité de soins entre les secteurs privé et public, mais quelle différence en matière de management du personnel ! Enfin, en Région wallonne, le MR a décidé, à son retour au pouvoir, l’été dernier, de rassembler le TEC en une seule structure. On a supprimé plusieurs dizaines d’administrateurs, passés de 85 à 15, pour avoir un fonctionnement plus efficace. Dans certaines régions, il y a déjà des lignes gérées par le secteur privé et ça fonctionne tout aussi bien, avec un nombre de grèves nettement inférieur. »
La Belgique avait « oublié » l’enseignement, la recherche et les soins de santé
Confier des missions au secteur privé permettrait en outre de… faire le choix du long terme. » Le temps politique n’est pas le même que celui du secteur privé, qui peut travailler sur une période de dix ou quinze ans, précise Philippe Lambrecht (FEB). Dans le public, il y a des majorités qui changent, des processus de décision complexes, des compétences partagées… Gérer tout ça n’est pas simple. » Un euphémisme.
Alors, cauchemar ou bénédiction ? Dimitri Yernault, professeur à l’ULB, penche pour la première thèse, mais analyse la question différemment : » Le choc opéré depuis une trentaine d’années a suscité des réussites, parce que cela a mis fin à des monopoles, mais on ne peut pas affirmer que le bilan général soit fameux. D’anciennes entreprises publiques au capital largement privatisé sont devenues des monstres plus importants que les Etats. Nous sommes confrontés aujourd’hui à des marchés à structure d’oligopole, comme c’est le cas dans le secteur de l’énergie. Or, en droit de la concurrence, c’est la structure de marché la plus difficile à réguler. » Traduction : les privatisations ont surtout favorisé les grands acteurs du marché. Et empêché une vraie libéralisation. Un paradoxe.
3. Jusqu’où privatiser ? Ça peut aller loin. Mais il y a des limites liées aux infrastructures. Ou… à la sécurité du pays
Telle une pieuvre, la vague des privatisations s’étend, lentement mais sûrement, et provoque des insomnies dans le chef de ceux qui rêvent d’une vision étatique. » Quand on a discuté des traités de libre-échange TTIP (avec les Etats-Unis) et Ceta (avec le Canada), j’ai vu passer la liste de tous les services qui peuvent être privatisés, relève Marie-Hélène Ska. La Belgique avait « oublié » de ne pas cocher dans les services à protéger l’enseignement supérieur, la recherche et les soins de santé. Ce sont des choix lourds de conséquences. Parce que ce qui nous manque, c’est une capacité à sortir des idéologies et des petits calculs politiques pour imaginer le développement démocratique de nos territoires à dix ou à quinze ans. » Pourtant, des logiques de privatisation sont déjà à l’oeuvre dans les soins de santé, l’enseignement ou la justice, notent nos interlocuteurs.
La secrétaire générale de la CSC ne comprend pas ces logiques. Elle en veut pour preuve les pensions où, de façon insidieuse, on laisse entendre qu’il faut songer à investir dans une pension complémentaire, privée, parce que le système public est menacé. » Nous avons un système de pension par redistribution qui fonctionne grâce aux cotisations sociales, rétorque-t-elle. Ces dernières sont devenues insuffisantes, mais il y a un verrou idéologique pour empêcher de les augmenter. Par contre, on peut augmenter individuellement sa pension, en bénéficiant d’une réduction fiscale sur ses contributions. Mais qui finance cette réduction fiscale ? Vous, moi, tout le monde. Dans l’opinion publique, ça a l’air de passer comme de la juste redistribution de l’effort individuel. Or, c’est de la subsidiation publique de rentes de situation privées. »
Le manque de vision, réitère la syndicaliste, conduit d’ailleurs à des dérives potentielles. Comme en témoignent ces gardiens privés aux portes de bâtiments publics : » C’est symptomatique de quelque chose de plus profond. Les zones de police ont crié pendant des années qu’elles n’avaient pas les moyens de fonctionner, mais la réponse était systématiquement qu’il n’y avait pas de marge budgétaire. Puis, tout d’un coup, de l’espace se crée parce qu’une société propose une solution clé sur porte et peut mener à bien cette mission pour six mois ou un an. Là, on oublie la formation de base, les règles de recrutement, le certificat de bonne vie et moeurs et on sous-traite tout ça… » Dans son avis au sujet de la loi permettant ce transfert de missions, le Conseil d’Etat était d’ailleurs très critique à l’endroit de cette privatisation inédite.
» Il y a lieu d’être particulièrement vigilant pour que cette privatisation des services de surveillance et des agents de sécurité ne touche pas à l’essence même de l’ordre public « , signale Ivan Van de Cloot. Qui insiste, de façon générale, sur l’importance pour l’Etat de veiller à ses intérêt stratégiques : » Itinera publiera bientôt un rapport sur la sécurité économique. Notre analyse démontre que certaines activités, dans certains secteurs, ne pourraient pas être reprises par des acteurs venant de pays comme l’Arabie saoudite, la Russie ou la Chine. Pour défendre nos intérêts en matière de sécurité, les pouvoirs publics devraient être contraints de prendre une participation majoritaire. » L’économiste en veut pour preuve un dossier qui a défrayé la chronique en Flandre, l’an dernier, quand les Chinois de State Grid ont voulu reprendre le distributeur d’électricité Eandis : les pouvoirs publics ont reculé, après un avis très critique de la Sûreté de l’Etat. La prudence doit aussi être de mise, enchaîne-t-il, en ce qui concerne la volonté du groupe australien Macquarie d’augmenter sa participation au sein de Biac, qui gère l’aéroport de Bruxelles.
Pour le reste, il reste de la marge, selon lui : » En ce qui concerne les soins de santé, un quart à un tiers des factures sont déjà financées par les patients. Sans assurance, la plupart du temps. Ce qui démontre que, dans certains cas, il serait intéressant de permettre aux assurances privées d’intervenir. » Il songe notamment aux situations catastrophiques provoquées par des maladies orphelines. » En tant qu’économiste pragmatique et non idéologique, je dois dire que dans la plupart des cas, ce n’est pas l’actionnariat qui est crucial (public ou privé) mais le fait de savoir s’il y a véritablement de la concurrence, comme c’est le cas dans les télécommunications. Ou de veiller à ce que l’actionnaire privé dispose d’une vision à long terme et ne soit pas à la recherche du profit immédiat, comme ce peut être le cas d’un fonds spéculatif. »
Tous les biens de première nécessité tels que l’eau, l’énergie, l’enseignement, les soins de santé… devraient être protégés
Privatiser, le MR ne s’en cache pas, c’est une dynamique qui offre bien des vertus aux yeux libéraux. Mais ce n’est pas pour autant un dogme absolu. » En ce qui concerne la SNCB, nous ne sommes pas favorables à une privatisation à l’anglaise, prévient David Clarinval. Il n’est pas possible de partager le réseau comme on le ferait pour l’énergie et il serait stupide d’en créer plusieurs. Par contre, nous sommes évidemment favorables à des techniques de management plus dynamiques, avec des objectifs fixés dans un contrat de gestion… Notre approche est pragmatique. Quand on a voté la nouvelle loi postale, le MR a travaillé pour qu’on supprime le critère de « conditions géographiques exceptionnelles » qui aurait permis à Bpost de déroger au principe de distribution du courrier cinq jours par semaine. Il ne faut pas aller trop loin et garantir le service à la population. »
On est loin, faut-il l’écrire, du désir de ceux qui sacralisent les services publics. » Tous les biens de première nécessité tels que l’eau, l’énergie, l’enseignement, les soins de santé… devraient être protégés, martèle Michel Meyer. Dans ces secteurs, on ne devrait pas faire de bénéfices et donner un accès au même prix pour tous. Les questions environnementales devraient aussi relever des services publics. Or, ce n’est pas du tout vers là que l’on va. » En effet.
4. retour en arrière possible ? Les partisans du public y croient, pour protéger les droits des citoyens…
La tendance est donc aux privatisations, partielles, larvées ou intégrales. Un retour en arrière est-il possible ? » Nous avons toujours l’espoir que le mouvement va s’inverser, acquiesce Michel Meyer. A force de voir les régressions produites, il y a une prise de conscience au sein de la population, qui est directement touchée. Il y a en outre des domaines où l’Etat devra investir parce que le privé ne le fera pas : l’accompagnement des personnes âgées à domicile, par exemple. Il y a de plus en plus de mouvements citoyens, parfois très locaux, qui se sentent concernés. Nous n’avions plus vu ça depuis vingt ou trente ans. Les municipalistes, eux aussi, se rendent compte que les gens ont besoin d’avoir un interlocuteur de proximité. Parce que l’Etat représente le dernier rempart… » Politiquement, le syndicat socialiste ne cache pas non plus son espoir de voir les élections de 2019 rebattre les cartes du côté francophone.
» Nous avons une incapacité chronique à être fiers des modèles positifs que nous avons développés dans les services publics, prolonge Marie-Hélène Ska. Il y a des exemples remarquables dont on ne parle pas. Je le vois avec les soins de santé et les institutions publiques de sécurité sociale, qui vont fêter leurs 20 ans de collaboration. C’est remarquable. L’ONSS, l’Onem, les pensions travaillent ensemble sur des bases communes, ce sont des institutions publiques très performantes tournées vers le futur qui rendent une mission de service public. Ce sont elles qui ont mis en place le fameux moteur de recherche permettant aux citoyens de connaître le montant de leur pension. On voit aussi se développer un modèle hybride de travail coopératif localisé, qui constitue un embryon de service public. C’est une façon de dire que la situation actuelle n’est plus possible. »
Un autre élément pourrait forcer un retour vers des services publics garantis. Dimitri Yernault y croit, d’un point de vue académique : » Ce sont toutes les décisions prises par des juridictions internationales, comme la Cour européenne des droits de l’homme au sujet de la protection des droits économiques et sociaux. Elles ont été prises, par exemple, en réponse à des recours venus de Grèce sur les pensions rabotées à la suite de la crise financière. Ces arrêts pourraient imposer la renaissance de services publics, afin de garantir les droits économiques et sociaux de base. »
A moyen terme, admet-il. En attendant, la Belgique privatisée a encore de beaux jours devant elle. » Dans le privé, c’est le client, le consommateur qui est le test final, ponctue Philippe Lambrecht au nom de la Fédération des entreprises de Belgique. Si le client est satisfait, c’est que votre entreprise fonctionne bien. Je ne dis pas forcément que le privé fait nécessairement tout mieux, mais je suis convaincu que la question qui doit guider l’action publique, c’est d’offrir le meilleur service possible au citoyen. » Quel que soit celui qui le dispense. C’est pourtant simple, non ?
» C’est incroyable, la lourde responsabilité que portent ceux qui ont vendu nos bijoux de famille. » Ce cri du coeur émane de plusieurs sources bien placées au sein de l’économie belge. Elles dénoncent l’attitude actuelle d’Etienne Davignon, président du conseil d’administration de Brussels Arlines, dans le dossier de reprise par Lufthansa. Le futur de la compagnie aérienne s’inscrit en pointillés, sur fond de grève des pilotes. » Etienne Davignon a eu un sacré toupet en créant Brussels Airlines il y a quinze ans, à la suite de la disparition de la Sabena, nous confient ces sources. Mais aujourd’hui, il s’accroche au pouvoir à tout prix, sans se soucier des garanties relatives à l’emploi, au nom de la compagnie ou à l’ancrage belge. » Début février dernier, le même Etienne Davignon déclarait pourtant : » Brussels Airlines conserve son ancrage belge « . En ajoutant : » La vérité est qu’elle reste une société belge avec des statuts belges, et non une filiale. […] Nous nous sommes mis à table avec les syndicats pendant trois mois. Il n’y a pas eu de plan de restructuration. » Aujourd’hui, ses promesses semblent bien fragiles. Jean-Jacques Cloquet, patron de l’aéroport de Charleroi, tranche dans La Libre du 15 mai : » Brussels Airlines n’existe plus. Pour moi, elle est devenue Lufthansa dès que l’on a appris qu’elle allait être détenue à 100 %. On a beau dire ce que l’on veut, l’avenir ce sera Lufthansa et Eurowings (sa filiale régionale). » Jean-Jacques Cloquet plaide pour la création d’une nouvelle compagnie belge nationale. Un besoin : dans une lettre publiée début février, une cinquantaine de patrons belges rappelaient que » ces connexions sont d’une importance stratégique pour la Belgique « . C’est une nouvelle leçon démontrant que les privatisations peuvent engendrer des pertes stratégiques, comme ce fut le cas aussi dans le cas d’Electrabel dont les plantureux bénéfices ont servi pendant des années à renflouer les caisses de GDF Suez (aujourd’hui Engie) à Paris, au détriment du contribuable belge.
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