Raf Jespers
« L’état peut violer certaines libertés, mais il y a des limites »
Depuis les attentats en France et la liquidation de terroristes à Verviers , le débat sur la sécurité est tendu. Le gouvernement lance des mesures « fortes ». Celles-ci serviront-elles vraiment à protéger la population ?
En réaction au 11 septembre, une série de mesures exceptionnelles ont été prises dans le monde. Rien qu’au sein de l’UE, plus de 200 mesures sont entrées en vigueur, dont le mandat d’arrêt européen, le stockage massif de données téléphoniques et de données internet, des listes noires de terroristes, de nouvelles méthodes de dépistage pour les services de police et de renseignement… Les contrôles aux frontières ont été durcis et la collaboration avec les États-Unis a été renforcée, notamment en vérifiant les listes de passagers.
La politique a exécuté un double agenda : non seulement elle a combattu le terrorisme, mais, comme l’ont démontré les révélations d’Edward Snowden, elle a également placé tous les citoyens sous le contrôle permanent de l’état. Snowden a prouvé noir sur blanc que la NSA et le service de renseignements britannique GCHQ espionnent à peu près tout le monde, de Merkel aux clients de Belgacom.
Cette politique sécuritaire est motivée par le « réseau large » : surveiller tout le monde pour attraper les terroristes.
Un grand nombre de ces mesures entretiennent des rapports tendus avec les libertés citoyennes, car bien qu’elle se justifie uniquement en période de terreur inhabituelle, cette législation exceptionnelle n’a jamais été ramenée à un niveau antérieur. À présent, ces mesures seront encore renforcées et appliquées plus strictement sans aucune évaluation ou débat sur cette politique antiterroriste menée depuis dix ans.
Cette politique a été critiquée par la Cour de Justice européenne. Le 8 avril 2014, la Cour a invalidé la directive de l’Union européenne sur la conservation des données de 2006. Cette directive avait été adoptée en réaction aux attentats terroristes à Madrid et à Londres. L’UE a obligé les états membres à conserver toutes les données de communication internet et téléphoniques pendant au moins six mois. Cette énorme quantité de données permettrait de dépister terroristes et grands criminels. Comme cette approche large constituait une atteinte à la vie privée de millions de citoyens, la Cour a cassé la directive. « Les citoyens ont le sentiment d’être placés sous un contrôle permanent » écrivait la Cour. « Une telle approche est disproportionnée et pas du tout en rapport avec le but poursuivi, la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme ». « L’état peut violer certaines libertés, mais il y a des limites. Cet arrêt concernant la vie privée doit faire office de fil conducteur de la question « Quelle approche après le 7 janvier », parce qu’il critique une politique antiterrorisme qui cible la liberté de tous les citoyens.
Lors de sa visioconférence à Bruxelles en octobre de l’année dernière, Snowden a également rappelé que « la surveillance massive par l’état et les entreprises représente le plus grand défi à l’égard de la démocratie ».
En outre, cette approche large ne fonctionne pas efficacement. Elle contribue au contraire à ce que les personnes et les moyens ne soient pas, ou insuffisamment, concentrés sur le groupe spécifique de terroristes. Une étude réalisée par la New America Foundation démontre que la conservation en vrac de données personnelles « n’exerce aucun impact réel sur la prévention de terrorisme ».
Le vaste arsenal de mesures exceptionnelles n’a pas pu empêcher les attentats à Bruxelles (contre le musée juif) et à Paris, bien que les auteurs n’étaient pas des inconnus et qu’ils avaient un passé de jihad. Ces derniers ont réussi à passer à travers les mailles du filet. D’autre part, « Verviers » démontre que l’utilisation de méthodes de dépistage classique concentrées sur des terroristes potentiels est efficace.
Quelle approche?
Le gouvernement a pris 12 mesures.
L’une d’entre elles consiste à élargir les possibilités de l’écoute téléphonique et de renforcer la législation antiterroriste. Les connaisseurs savent qu’il existe déjà de larges méthodes de dépistage et que la législation antiterroriste est déjà très sévère et en rapport tendu avec le principe de légalité. Le problème ne vient pas en premier lieu d’un manque de moyens. Il s’agit de se servir des personnes et des moyens de façon efficace et précise. Encore une fois : « Verviers » prouve l’utilité de cette approche.
Le gouvernement souhaite également retirer la nationalité. Il faut toutefois se demander si cette mesure effraiera vraiment les terroristes potentiels. Il s’agit d’une mesure symbolique et stigmatisante parce qu’elle concerne uniquement les étrangers devenus belges. Le droit de l’UE s’oppose également à cette mesure.
L’engagement de l’armée constitue la mesure la plus visible. Après « Paris », l’Europe et la Belgique ne seront plus ce qu’elles ont été. La war on terror n’est plus menée uniquement en Syrie ou en Irak, mais également en Europe. Les combattants en Syrie et les terroristes sont les ennemis de l’intérieur. Il est également question d’un clash of civilizations. La militarisation de la politique de sécurité intérieure dans une logique de guerre est la dernière chose qui peut arriver. La police est de taille à garantir la sécurité et est également formée à cette tâche.
L’engagement de l’armée contribuera-t-il à lutter contre le terrorisme? La surveillance préventive de cibles potentielles aux moments de tension se défend. Jusqu’à présent, la police s’en occupait sans problèmes. Que l’armée soit utilisée dans la lutte contre le terrorisme incite à la réflexion. L’engagement de l’armée a essentiellement trait à la militarisation de la politique de sécurité intérieure. Davantage de kaki dans les rues exerce un impact énorme sur l’atmosphère dans la société. Le sentiment subjectif d’insécurité augmente. Il s’agit d’une mesure qui s’étend largement. Toute la population devra s’habituer à la présence de militaires. Est-ce le prix que nous voulons payer dans la lutte contre le terrorisme ?
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Il existe d’autres réserves. Vincent Gilles, le président du syndicat de la police SLFP, parle de « mesures démagogiques ». Il indique que la police et les militaires ne pratiquent pas la même profession et qu’il vaudrait mieux donner les moyens nécessaires à la police de sorte qu’elle puisse réaliser toutes les tâches liées à la sécurité intérieure. De son côté, la CGSP police déclare que « croire qu’un militaire soit formé à exécuter des tâches de la police dans les grandes villes, prouve qu’on n’a jamais mis un pied dans une caserne ». La structure, le matériel et la formation de l’armée sont effectivement prévus pour les situations de guerre et la défense des frontières, et non pour le maintien de l’ordre intérieur.
Il existe également une objection légale contre l’engagement de l’armée. Selon l’article 43 de la loi organisant un service de police intégré, un bourgmestre peut faire appel à l’armée uniquement si la police locale et fédérale ne dispose plus de moyens suffisants « pour maintenir ou rétablir l’ordre public en cas de menaces graves et imminentes de l’ordre public ». Reste à voir si cette double condition a été remplie.
Autre nouveauté : désormais ce ne sera plus d’OCAM, l’Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace, qui décidera du niveau de la menace, mais le Conseil de sécurité nationale, qui se compose de ministre du cabinet restreint et de celui de la Justice et de la Défense. Ainsi, la détermination de gravité de la menace ne relève plus d’une décision d’experts, mais d’une décision politique. Les objectifs inspirés par la politique risquent de remplacer une sobre analyse objective, ce qui ne sert pas les intérêts de la population.
Le gouvernement va augmenter la lutte contre la radicalisation. Il est juste que l’on s’en prenne à la radicalisation salafiste à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Cependant, le gouvernement se sert des « radicalismes » comme d’un terme générique, ce qui amène toutes sortes de mouvements alternatifs et d’opposition dans le collimateur, certainement en ces temps de tensions sociales. Le double agenda de l’après onze septembre refait surface. La crainte surgit que la vie privée et la liberté d’expression de groupes qui n’ont rien à avoir avec le terrorisme soient mises sur le même plan.
La politique antiterroriste devrait davantage insister sur la prévention. Un meilleur échange d’informations, le renforcement des capacités d’analyse et l’amélioration de la collaboration entre les services compétents méritent davantage d’attention.
Plus on se concentre sur les véritables objectifs, moins les libertés fondamentales de la population seront compromises. Les libertés et les droits ne sont pas protégés en les limitant sur une base générale. La lutte contre le terrorisme est légitime, mais demande une approche très efficace et précise. « Celui qui sacrifie la liberté à la sécurité, n’aura ni la liberté, ni la sécurité » déclarait déjà Benjamin Franklin, l’un des pères fondateurs des États-Unis, au 18e siècle.
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