Anne Gruwez, une juge atypique qui n'a pas sa langue en poche. © LE BUREAU - ARTE?MIS PRODUCTIONS - FRANCE 3 CINE?MA - RTBF - 2017

L’atypique juge d’instruction Anne Gruwez

Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

A l’affiche de Ni juge, ni soumise, version cinéma de l’émission télé culte Strip-tease, la juge d’instruction bruxelloise se lâche sur l’avenir de son métier et surtout sur le drôle d’état de la justice belge. Tout y passe. Sans ronds de jambe. Rencontre.

Ni juge, ni soumise (1), un titre qu’on risque tôt ou tard de ranger aux oubliettes, vu la réforme du statut du juge d’instruction. Vous risquez à l’avenir d’être de plus en plus soumise…

C’est le souhait de certains et en particulier des experts qui conseillent le ministre de la Justice dans sa réforme. Ils veulent en effet retirer au juge d’instruction le pouvoir de rechercher lui-même les indices à partir desquels il estimera une personne coupable ou pas. En enquêtant et en jugeant, on est Maigret et Salomon à la fois, ce que beaucoup considèrent désormais comme un exercice impraticable.

En quoi l’est-il ?

Ce qui les dérange, c’est que le métier de juge d’instruction suppose une forme de schizophrénie, un dédoublement de personnalité. Elle n’est que le reflet du paradoxe humain, ce que les experts refusent de prendre en compte. Ils oublient que la principale caractéristique du juge d’instruction est la curiosité. Il réfléchit d’une manière duale pour faire éclore la personnalité des protagonistes. Il peut même lui arriver de se tromper, ou du moins de se remettre en cause dans cette recherche de la vérité des faits. En refusant au juge cette manière de penser, on refuse d’accepter la différence, telle qu’elle traverse mon bureau au gré des personnes et des affaires.

Réforme ou pas, le gouvernement, dans le cadre des visites domiciliaires, veut tout de même vous mettre au premier rang…

Oui, pour faire son sale boulot ! Le gouvernement veut faire du juge une garantie pour avaliser ou pas les perquisitions chez des citoyens qui hébergent des migrants, tandis qu’il s’attaque au statut du juge d’instruction, en lui disant qu’il ne sera plus à l’avenir le juge de l’enquête. C’est quoi, cette connerie ? Et ce qui me trouble surtout dans la démarche, c’est que le ministre de la Justice, Koen Geens, dénie toute forme d’humanisme avec un tel projet de loi, en vidant de son sens le mot asile. Mais en tant que chrétien-démocrate, il devrait savoir, mieux qu’un autre, que le droit d’asile est né dans les églises…

Mettre quelqu’un en prison est facile, le tout est de l’en sortir

Ces dernières années, la justice a été mise à rude épreuve par les politiques…

C’est le symptôme du diviser pour régner. Koen Geens n’a rien inventé, bien qu’il soit en train de retirer à la justice toute une série de capacités qu’elle devrait normalement avoir. Avec son Brussels International Business Court, cette cour anglophone, le ministre retire des moyens, du personnel, mais il est surtout en train de morceler le pouvoir judiciaire avec ce machin, en mettant en place une structure hybride qui ne favorisera que les riches. Et toutes les autres affaires seront considérées comme de la merde, si j’ai bien compris… Il faut comprendre que 90 % de la population est perdue face à la justice, n’ayant pas les moyens de se payer un avocat. J’en reviens à la réforme autour du statut du juge d’instruction, mais ces gens-là, ces clients comme je les appelle, sont contents de pouvoir se raccrocher à un juge, par exemple, parce que ce dernier est le garant d’une forme de stabilité en ayant le dossier du début à la fin. Je plaide pour ce contact avec la population.

A côté de cela, il y a la question pénitentiaire. Face à certains de vos clients, vous ne vous dites pas parfois que la détention ne leur servira à rien ?

Je suis favorable à la prison, sans quoi je ne pourrais pas faire ce métier. Cela ne m’empêche pas d’être très inquiète face à un projet démesuré comme celui de Haren. A mes yeux, il risque d’entraîner la psychopathie. Cela dit, la prison est une bonne chose pour vider l’esprit de quelqu’un, mais il faut le récupérer, et le plus tôt possible. Vous savez, mettre quelqu’un en prison, c’est facile, le tout est de l’en sortir. Il faut que cette personne, une fois placée en détention, ne soit pas oubliée. Il faut pouvoir l’en sortir dans de bonnes conditions, après un laps de temps, après – mot stalinien épouvantable – un lavage de cerveau. La prison, c’est comme la fessée – pour laquelle je suis favorable – qui permet de faire entrer par en dessous ce qui n’est pas entré par au-dessus. C’est la raison pour laquelle je participe au Dispositif relais qui accompagne petit ou grand délinquant, en les suivant en prison jusqu’à leur sortie, pour travailler sur leur avenir.

En parlant d’avenir, comment voyez-vous le vôtre ?

J’ai fait le tour du métier, bien sûr, mais les délits changent tout le temps. Une fois que vous avez trouvé le moyen d’attraper les gens, ils vont toujours trouver autre chose pour commettre un délit. Les délits que je traite maintenant ne sont pas ceux que je traitais à mes débuts. Il y a beaucoup de dynamisme dans la délinquance, même si elle manque parfois d’imagination. Par exemple, j’ai connu le syndrome Dutroux : avant, on avait très peu de cas de pédophilie. Puis, après, on a eu l’impression que tout le monde était devenu pédophile ou presque. On a eu aussi le syndrome Marie Trintignant, avec un pic des coups et blessures intrafamiliaux. Maintenant, ça va un peu mieux…

Vous vous rendez compte qu’en tenant de tels propos, vous en déroutez plus d’un, en mêlant sans cesse provocation, sang-froid, mais aussi humanité ? Vous êtes une juge atypique. Enfin, c’est l’étiquette qu’on vous colle… ça ne vous énerve pas ?

Non, je suis trop paresseuse pour que ça puisse m’énerver. Mais, vous savez, être juge d’instruction, ce n’était pas une vocation. C’est le fruit du hasard. J’étais juge des saisies. Un jour, le président du tribunal m’appelle, en me disant que j’allais devenir juge de la jeunesse. Pour moi, c’était hors de question. Je n’avais pas d’enfant, mais pour lui, c’était justement ce qu’il lui fallait. Comme il insistait, je lui ai dit que si je devenais juge de la jeunesse, dans les quinze jours, je foutais le bordel. Là-dessus, il m’a mis à l’instruction. Je n’aurais pas supporté. Je crois que j’aurais envoyé des claques à tous ces sales gosses ( rires)…

(1) Ni juge, ni soumise, par Jean Libon et Yves Hinant. Lire également la critique du filmde Focus Vif.

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