Kazakhgate: Le courrier qui trahit Claude Guéant
Le Vif/L’Express et De Standaard divulguent deux nouveaux documents qui attestent l’implication de l’ex-ministre de l’Intérieur de Sarkozy dans le Kazakhgate. Il s’agit notamment d’une carte manuscrite de Claude Guéant lui-même, évoquant le travail accompli par Armand De Decker » pour les intérêts de la France « …
Dans son dernier numéro, Le Vif/L’Express publiait des pièces révélant le rôle de plus en plus apparent de Didier Reynders dans le Kazakhgate. Cette semaine, nous dévoilons un document éloquent, montrant l’implication, dans cette affaire d’Etats, de Claude Guéant, l’ancien secrétaire-général de l’Elysée puis ministre de l’Intérieur sous Nicolas Sarkozy.
Il s’agit d’un carton bristol manuscrit, écrit par Guéant lui-même deux mois après la fameuse transaction pénale conclue en juin 2011 au parquet de Bruxelles par le trio kazakh, et envoyé à Damien Loras, alors conseiller diplomatique à l’Elysée. Ce document se trouve dans le dossier judiciaire français, mais probablement pas dans le dossier belge, car il y est entré après la commission rogatoire de la justice belge à Paris de mai 2016.
Voici le contenu intégral de cette carte, à entête du ministère de l’Intérieur français, place Beauvau, datée du 18 août 2011 : « Cher Damien, J’ai eu A. De Decker au téléphone. C’est vrai que lui et son équipe ont fait un magnifique travail qui ne peut que servir les intérêts de la France… Mon souci maintenant est très prosaïque : c’est que les avocats qui ont travaillé pour Chodiev soient maintenant rémunérés… Pouvez-vous toucher ou faire toucher Chodiev ? Amitiés. CG«
Ce document est encore plus confondant pour l’ancien bras droit de Sarkozy que les pièces le mentionnant qui ont été divulguées jusqu’ici. Dans ce courrier rédigé et signé de sa propre main, Guéant se félicite donc, du travail accompli par Armand De Decker (MR) et les autres avocats pour « les intérêts de la France ». Il s’inquiète, par ailleurs, de la juste rémunération des avocats, indiquant que ceux-ci doivent maintenant être payés par le milliardaire ouzbèko-belge et demande à Loras de se charger de convaincre Chodiev. Ce qui nous amène à poser la question : quel rôle jouait Claude Guéant dans ce dossier ? Est-il le cerveau du Kazakhgate ?
En 2012, lorsque l’affaire est divulguée pour la première fois par Le Canard Enchaîné, son nom est déjà cité. C’est, en effet, à lui qu’était adressée la désormais célèbre note confidentielle du préfet Jean-François Etienne des Rosaies du 28 juin 2011. Cet homme de l’ombre de l’Elysée y évoquait l’entretien, deux ans auparavant, entre le « PR » (Président de la République) et Nazerbaïev (président du Kazakhstan) « qui sollicitait l’aide de la France » pour tenter de sauver en Belgique « les intérêts judiciaires et économiques de son principal homme d’affaire Patokh Chodiev », embourbé dans le dossier de corruption Tractebel. Il expliquait, pour mémoire, que Damien Loras, désigné comme « officier traitant de Chodiev », l’avait sollicité pour trouver un avocat avec qui monter une équipe en France et en Belgique.
La suite est connue. L’avocat déniché fut la Niçoise Catherine Degoul qui, avec des Rosaies, a engagé Armand De Decker, alors vice-président du Sénat, pour défendre le trio et négocier avec la justice belge une transaction pénale, qui venait d’être élargie aux délits financiers grâce à une loi adoptée en un temps record par la Chambre et le Sénat.
Guéant a bien téléphoné à De Decker
C’est encore au ministre Guéant que s’adressait le mail du 19 juin 2011 d’Etienne des Rosaies, publié par Le Vif et De Standaard en novembre dernier. Envoyé deux jours à peine après la signature de la transaction pénale au parquet général de Bruxelles, ce courriel a pour objet : « Confirmation de notre entretien de ce jour à 19h45, pour information du PR ». Le préfet y évoque la réussite de l’opération en Belgique pour Chodiev et rappelle « le texte de loi organisé et suscité par Armand De Decker qui a sensibilisé trois ministres : Justice, Affaires étrangères et Finances ». A la fin de son mail, des Rosaies invite Guéant à appeler De Decker, sur son téléphone portable dont il renseigne le numéro, pour le remercier. Bref, c’est une fois de plus à Claude Guéant que rapport est fait, comme à un chef.
Outre qu’il mouille davantage l’ancien ministre français de l’Intérieur, le nouveau document que Le Vif et De Standaard dévoilent semble confirmer la teneur des mails d’Etienne des Rosaies, qualifiés jusqu’ici d' »élucubrations » par les personnes concernées par ces écrits. En effet, à la lecture du bristol à entête de la place Beauvau, on comprend que Guéant a bien téléphoné à De Decker pour le remercier, comme l’invitait à le faire des Rosaies dans son courriel du 19 juin 2011.
Il faut également expliquer le contexte dans lequel Claude Guéant a envoyé son carton à Damien Loras. En invitant celui-ci à veiller à ce que les avocats soient bien rémunérés par Chodiev, l’ex-ministre se réfère au problème d’honoraires, soulevé par la lettre de Catherine Degoul que nous divulguions dans le dernier numéro du Vif. Cette lettre était adressée, en avril 2012, à Loras, mais aussi à Guéant, Armand De Decker et Didier Reynders, tous trois mis en copie. Rappelons que le conseiller diplomatique de l’Elysée a déposé lui-même ce courrier de Degoul auprès du juge d’instruction français lors de son audition, en juillet dernier. Avec ce document, il voulait étayer le scénario selon lequel il aurait été harcelé par l’avocate et Etienne des Rosaies qui, selon lui, réclamaient toujours plus d’argent à Chodiev en demandant au conseiller de jouer les intercesseurs.
Damien Loras a également remis au magistrat français le carton bristol de Guéant du 28 août 2011. En versant cette pièce au dossier, voici ce qu’il lui déclare, après avoir décrit les demandes pressantes de l’avocate et d’Etienne des Rosaies pour obtenir davantage d’honoraires : « Une demande comparable me sera adressée en août 2011 par Monsieur Guéant, sollicitant mon intervention auprès de Monsieur Chodiev pour que Monsieur De Decker et les avocats soient également payés pour le travail accompli. » Et il précise plus loin : « Je n’ai pas cédé même quand j’en ai reçu, sinon l’instruction, au moins une demande claire de Claude Guéant. »
La lettre de Me Degoul à Guéant
Ce n’est pas tout. Le Vif/L’Express et De Standaard ont mis la main sur un autre document, incroyable, montrant que des contacts ont bien eu lieu entre Catherine Degoul et Claude Guéant à propos des Kazakhs. Il s’agit d’une lettre envoyée par l’avocate au ministre français de l’Intérieur, place Beauvau, le 14 décembre 2011, donc plusieurs mois après le bristol de Guéant à Loras. L’objet indiqué de la missive ne laisse aucun doute sur son contenu : « Aff : Catherine Degoul -TRIO Kazakh ». L’avocate y évoque un probable dénouement de son problème financier, affirmant être parvenue à recueillir de son client – Chodiev donc – un engagement ferme et définitif sur ses frais et honoraires. Elle continue : « C’est grâce à votre intervention et à votre intervention seule que le client a plié. (…) Vous dire un immense merci est immensément insuffisant. C’est une reconnaissance sans limite que je vous dois. »
La suite est d’une rare grandiloquence. « C’est une reconnaissance d’autant plus sans limite que vous avez ainsi permis la VICTOIRE du travail, de la persévérance, de l’audace, de l’honnêteté, de la loyauté, de l’astuce… made in France, écrit l’avocate. J’ai hâte maintenant de faire sauter les bouchons de champagne pour ce que j’espère être NOTRE victoire… aux prochaines élections présidentielles » (sic). Un peu plus loin, elle persiste dans le style emphatique : « La France a foi en vous… c’est une certitude. Mais la France a tant besoin de vous. Cette France là a fait le serment d’être toujours à vos côtés et de répondre toujours présente à votre appel pour quelque dossier de sa compétence. »
Que déduire de tout cela ? Le premier document (bristol) que nous publions montre qu’il existait bien un lien entre Guéant et De Decker dans l’affaire des Kazakhs. Sinon pourquoi le premier remercierait-il le second pour son travail accompli pour « les intérêts de la France », juste avant d’évoquer les honoraires dus par Chodiev ? Ce lien direct entre les deux hommes avait déjà été éventé par un autre mail du préfet des Rosaies, dans lequel celui-ci expliquait qu’Armand De Decker avait remis à Claude Guéant, lors d’un déjeuner à l’Elysée en mars 2011, une fiche de la Sûreté de l’Etat concernant un « individu V ».
Quant au second document, la lettre de Catherine Degoul du 14 décembre 2011, il atteste d’un contact direct entre l’avocate et Guéant dans l’affaire des Kazakhs. Envoyé quatre mois après le bristol, ce courrier, saisi par la justice française chez Degoul, indique que Claude Guéant est intervenu personnellement pour tenter de dénouer le litige financier entre l’avocate et son client Chodiev, un litige qui perdurera malgré tout jusqu’en 2012. La démarche s’avère néanmoins très singulière pour un ministre de l’Intérieur…
Claude Guéant, le cerveau ? Lors de son audition de juillet dernier au parquet de Paris, Damien Loras, tout en voulant minimiser son propre rôle, a en tout cas tendance à charger l’ex-ministre. A la question du juge de savoir si la réponse de Guéant n’a pas été efficace lorsqu’il s’est plaint auprès de lui du harcèlement de Degoul-des Rosaies, Loras répond : « Il me serait difficile de soutenir le contraire. » A la fin de l’interrogatoire, son avocat insiste encore en lui demandant, devant le magistrat, s’il pense que c’est parce qu’il n’a pas répondu aux sollicitations de Degoul et des Rosaies que Guéant lui adresse le bristol du 18 août 2011. Et l’ancien conseiller élyséen de répondre : « Oui, je le pense. »
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