Thierry Denoël
Kazakhgate : à quand la vérité belge ?
De révélation en révélation, l’affaire Chodiev-Sarkozy-De Decker ne cesse de rebondir. Cette fois, c’est le nom de Didier Reynders qui a été cité. L’enquête en France semble avancer. En Belgique, on s’est montré jusqu’ici d’une prudence excessive. Il y a pourtant matière à investiguer.
Ça y est. Le nom de Didier Reynders a été lâché dans l’enquête sur le Kazakhgate, en France. D’après les dernières révélations du journal Le Monde, le Ucclois Guy Vanden Berghe, mis en examen à Paris, a évoqué, face aux enquêteurs français, le nom du ministre belge des Affaires étrangères. Selon cet homme de main, Reynders aurait arrangé par téléphone avec Claude Guéant, ministre de Nicolas Sarkozy à l’époque des faits, la mise en relation de l’avocate Catherine Degoul, qui défendait Chodiev à la demande de l’Elysée, avec Armand De Decker, alors sénateur en Belgique. Pour l’heure, c’est encore mince. Mais ce témoignage n’est néanmoins pas anodin.
Explication. Le Kazakhgate révèle cet arrangement qui aurait eu lieu entre l’Elysée et certains élus belges du MR pour sauver la mise au milliardaire belgo-kazakh Patokh Chodiev. En jeu : un important marché d’hélicoptères entre la France et le Kazakhstan que le président Nazarbaïev aurait conditionné à la fin des ennuis judiciaires de son ami Chodiev en Belgique : l’interminable dossier Tractebel étant près d’aboutir devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, il ne restait plus que la piste de la transaction pénale pour éviter une telle infamie publique, dommageable pour les affaires du riche Kazakh coté à la bourse de Londres. A la demande de l’Elysée, alors occupé par Sarkozy, le projet de loi sur la transaction pénale élargie aurait ainsi été accéléré au parlement belge pour que ce nouveau système de négociation financière entre parquet et prévenu profite à Chodiev. Le Kazakhe a, en tout cas, été le premier servi, en juin 2011 : moyennant le versement 22,5 millions d’euros, une paille pour ce richissime héritier de l’ex-URSS, la procédure judiciaire le concernant a été éteinte.
Armand De Decker et Didier Reynders sont-ils intervenus subtilement pour faire aboutir à heure et à temps le texte de loi salutaire pour Chodiev, à la demande de leur ami Nicolas ? Les révélations du Monde jettent encore un peu plus le trouble sur cette affaire franco-belge. D’abord sur la commission qu’Armand De Decker a reçue via Me Degoul, soit 734 346 euros, pour ses services rendus. Si le montant est si précis, c’est qu’il s’agit d’une donnée interceptée par Tracfin, le service de renseignement attaché au ministère français des Finances. Le montant avait déjà été mentionné précédemment par Le Canard Enchaîné (qui révélait une note des juges français) et Armand De Decker avait farouchement nié avoir reçu autant de la part de Chodiev. Selon Le Monde, les juges de Paris se seraient également rendu compte que Me De Decker n’a rendu aucune note d’honoraires justifiant la moindre rémunération.
Ensuite, en ce qui concerne Didier Reynders, le ministre MR a donc été nommément cité par un des inculpés. Or, il y a plus de deux ans, lors d’une enquête commune avec le journal De Standaard, nous révélions déjà l’intervention du cabinet Reynders lors de la procédure parlementaire concernant la transaction pénale élargie (Le Vif/L’Express du 25 janvier 2013). En effet, l’urgence avec laquelle ce texte avait été adopté, au printemps 2011, était, pour le moins, interpellant. On se souvient qu’il a été introduit par la députée Open-VLD Carina Van Cauter sous la forme d’amendement à une « loi dispositions diverses », officiellement pour contrebalancer le projet de levée du secret bancaire. Carina Van Cauter nous avait alors confié : « Un membre du cabinet de Didier Reynders [NDLR : à l’époque, ministre des Finances] est venu me voir alors que je siégeais dans la commission Abus sexuels. Il savait que je défendais un projet de transaction pénale depuis 2009. Il m’a suggéré la tactique de l’amendement pour aller plus vite. Je n’y ai rien vu d’anormal. » Et Van Cauter a filé en commission des Finances pour y défendre ce texte modifiant de manière substantielle le code d’instruction criminelle. La députée ne se souvient néanmoins pas qui, au sein du cabinet Reynders, est venu la voir. Nous lui avons récemment redemandé, elle nous a confirmé l’intervention d’un membre du cabinet, mais rien à faire, ni le nom ni le visage de cette personne ne lui revient.
Bref, le bourbier kazakh semble de plus en plus toucher Didier Reynders, qui fait partie, depuis octobre 2010, de la confrérie des Mousquetaires du sénateur français Aymeri de Monstesquiou, lequel a récemment vu son immunité parlementaire levée dans le cadre de cette affaire. Il reste à espérer que la justice belge fasse son boulot. Pour l’instant, le parquet de Bruxelles, pourtant sollicité par les juges parisiens, s’est beaucoup tâté en se demandant quoi faire avec ce dossier. La prudence dont il a fait preuve, jusqu’ici, paraît démesurée par rapport à la détermination de la justice française. Car il apparaît de plus en plus que c’est bien d’une affaire d’Etats qu’il s’agit.
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