Grèves de 60: ce passé qui nous divise encore
Il y a cinquante ans, un grand mouvement populaire se dressait contre la Loi unique. Une révolte que le monde politique n’est pas pressé de commémorer. Parce qu’il ravive trop de fractures ?
Tout commence le 14 décembre 1960. Plusieurs arrêts de travail spontanés éclatent à travers le pays. Ils ciblent le plan d’austérité corsé qu’a échafaudé le gouvernement de Gaston Eyskens, réunissant sociaux-chrétiens et libéraux. Nouveaux impôts, relèvement de l’âge de la retraite dans le secteur public, contrôle accru des chômeurs… L’ensemble est rassemblé dans un texte fourre-tout : la Loi Unique. Assez vite, le mouvement se durcit. Le port d’Anvers est à l’arrêt. Trains et trams cessent de circuler. Les grands magasins baissent leur rideau. La gare de Liège-Guillemins est saccagée. La révolte prend une tournure insurrectionnelle. Elle durera jusqu’à fin janvier. Il y aura quatre morts.
A la tête des grévistes, un homme : André Renard. Il a débuté sa carrière comme ouvrier chez Cockerill, a été déporté en Allemagne en 1940, puis s’est engagé dans la résistance à son retour en Belgique. A la Libération, il a joué un rôle clé dans la fondation de la FGTB, en réussissant la fusion de plusieurs organisations syndicales. En 1960, il est secrétaire général adjoint de la FGTB.
Tombé dans l’oubli
Cinquante ans après, que reste-t-il de tout cela dans la mémoire socialiste ? Pas grand-chose, semble-t-il. La plupart des élus que nous avons contactés ignoraient que l’on en célébrait ce mois-ci le cinquantième anniversaire. Rares sont ceux chez qui cet épisode suscite spontanément un commentaire personnel. La flamme n’a visiblement été entretenue ni par les partis de gauche ni par l’enseignement obligatoire. Du coup, pour les moins de 40 ans, c’est comme si les grèves de 1960 étaient dissimulées sous un voile opaque. « Comme avocate, j’ai découvert par hasard qu’un article du Code pénal avait été élaboré en 1961, suite aux violences des grèves, raconte la député fédérale PS Özlem Özen (32 ans). C’est à la suite de ça que je me suis intéressée à ce mouvement. Je n’imaginais pas du tout son ampleur. » La coprésidente d’Ecolo, Sarah Turine (37 ans), confirme : « Cela paraît dingue, mais on ne m’en a parlé ni à l’école, ni même lors de mes cours d’histoire à l’université. Quand j’ai appris récemment à quel point cela avait été un tournant dans l’histoire de Belgique, je n’en revenais pas. »
Révélateur : le PS n’a rien prévu, ou si peu, pour marquer le coup du cinquantième anniversaire. A peine quelques projections çà et là du film Hiver 60, réalisé par Thierry Michel. Du côté d’Ecolo et du CDH, rien non plus.
De nombreuses cassures Faut-il y voir la crainte de raviver d’anciennes fractures ? En 1960-1961, la gauche ne parle pas d’une seule voix. La CSC ne soutient pas la grève. Au sein même de la FGTB, les désaccords sont multiples. Désaccord institutionnel : André Renard réclame des « réformes de structures » pour en finir avec la Belgique unitaire, un combat dans lequel la direction du syndicat refuse de le suivre. Désaccord quant au mode d’action : proche du courant anarcho-syndicaliste, Renard soutient à fond le principe d’une grève générale, là où d’autres espèrent amender la Loi unique par la voie de la concertation. Désaccord, enfin, sur le rapport au monde politique : Renard refuse tout lien structurel avec le Parti socialiste, quand Louis Major cumule les fonctions de secrétaire général de la FGTB avec celles de député et de conseiller communal à Ostende.
L’hiver 60-61 révèle une autre cassure, Nord-Sud celle-là. « Sur les 400 000 grévistes qu’on dénombre pendant six ou sept semaines, il y en a 300 000 en Wallonie », note Hervé Hasquin, historien et ancien ministre-président MR de la Communauté française. A Liège et à Charleroi, le coq wallon dessiné par Paulus est brandi par les manifestants. « Cela marque la naissance de la Wallonie, rien de moins. Auparavant, la Wallonie, c’est un concept vague, éthéré. Les grèves vont populariser une idée jusque-là confinée aux cénacles intellectuels. »
Mais, sur cette lecture-là non plus, tous ne sont pas d’accord. « Ce ne sont pas les bonnes lunettes pour lire les événements de 1960, objecte Alain Mathot, député fédéral PS et bourgmestre de Seraing. Ne voir les grèves qu’à travers le prisme wallon, cela me semble une erreur. Gand et Anvers ont largement participé au mouvement. La poussée régionaliste n’est venue que dans un second temps, parce qu’André Renard, de manière habile, a su utiliser les événements pour plaider sa cause. » Le point de vue du député wallon Christophe Collignon est tout autre : « Moi, ce que je retiens surtout de 1960, c’est le renardisme, le combat wallon en faveur du fédéralisme », déclare-t-il. L’échevin carolo Paul Ficheroulle estime lui aussi que les régionalistes wallons ont vu juste en réclamant la maîtrise de leur destin. « L’Histoire leur a donné raison. Car que s’est-il passé après 1960 ? Quinze ans d’Etat-CVP. C’est-à-dire une Belgique où les Flamands acquièrent une position majoritaire, et commencent à coloniser les structures de l’Etat central. »
Yvan Mayeur, président du CPAS de Bruxelles et député fédéral, avoue quant à lui que cette dimension institutionnelle de l’hiver 1960 le laisse de marbre, ou à peu près. « Comme Bruxellois, cela me parle moins… » De fait, la perception des grandes grèves oppose aussi Wallons et Bruxellois. « Cette mobilisation pour une identité wallonne, qu’on a vu au grand jour en 1960, elle est vraie vis-à-vis des Flamands, mais elle est vraie aussi dans le débat intra-francophone, estime Christophe Collignon. La Région wallonne doit récupérer une partie des compétences actuellement aux mains de la Communauté française, notamment l’enseignement. »
De ces désaccords qui s’entrecroisent, jusqu’à former un écheveau complexe, Hervé Hasquin tire une conclusion : « La grève de 1960 n’est pas une grève qui rassemble, c’est une grève qui divise. »
FRANÇOIS BRABANT
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