Génocide arménien : l’hommage belge aux Justes turcs
L’avocat Edouard Jakhian en avait rêvé. Son fils Grégoire et d’autres Belges d’origine arménienne l’ont réalisé : faire de Bruxelles la capitale de la main tendue aux « enfants des bourreaux ».
Vers la fin de sa vie, le bâtonnier Edouard Jakhian espérait concrétiser l’objectif vers lequel tendait son discours historique de 1968 sur le génocide presque oublié des Arméniens (1). Loin de l’esprit de vengeance, il souhaitait que le centenaire de 2015 soit l’occasion de rendre hommage aux Justes qui ont risqué leur vie pour sauver des Arméniens de l’épuration ethnique commise sous le gouvernement Comité Union et Progrès de l’Empire ottoman (1915-1916). L’ancien bâtonnier de Bruxelles souhaitait que cette date cruelle permette de sortir du drame par le haut, en application de sa phrase fétiche : « Les enfants des victimes sont des victimes. Les enfants des bourreaux ne sont pas des bourreaux. »
Il est décédé le 21 mai 2013, sans avoir vu son rêve se réaliser, ni la Turquie reconnaître le génocide, cette plaie béante. Quelques heures avant la fin, il discutait encore avec son fils Grégoire, avocat également, de l’esprit qui devait animer cet anniversaire : tendre la main vers l’autre, honorer le courage humaniste. Les Jakhian, comme les Arméniens, ne badinent pas avec la mémoire et, son corollaire, la reconnaissance. Ni la géographie ni le temps ne sont des obstacles véritables à la rencontre. Encore faut-il savoir attendre. Attendre et travailler. Cent ans parfois…
Le 29 janvier dernier, Grégoire Jakhian, 51ans, reçoit Le Vif/L’Express à Bruxelles. La veille, il était à Strasbourg, où s’est joué, devant la Cour européenne des droits de l’homme, un énième combat contre le négationnisme. Il épaulait, avec d’autres confrères, l’Association Suisse-Arménie, plaignante initiale, en Suisse, dans le dossier Dogu Perinçek et partie intervenante à Strasbourg, en présence d’avocats internationaux défendant l’Arménie et la Suisse. Dix-sept juges se penchaient, en appel, sur le cas de cet homme politique turc très controversé qui se plaint d’avoir subi, en Suisse, une atteinte à sa liberté d’expression après avoir été condamné à une amende de police, en 2007 : dans ses conférences publiques, Dogu Perinçek avait qualifié de « mensonge international » le génocide arménien. En première instance, la Cour de Strasbourg lui avait donné raison sur la question de la liberté d’opinion, renvoyant le fond du dossier aux historiens. La Suisse maintient que ce négationnisme, par ses relents racistes, cause un trouble à l’ordre public. Les débats ont été confus, polarisés par l’avocate de l’Arménie, Amal Alamuddin, épouse de George Clooney. Comme d’habitude, la Turquie avait dépêché sur place des centaines de manifestants.
Autant que le procès strasbourgeois, les préparatifs de la commémoration qui a eu lieu le 13 février dernier, à l’ULB, préoccupaient le fils d’Edouard Jakhian, avec, ce jour-là, une surprise de taille. « Comme tous les matins, confiait-il, j’ouvre mes emails et le premier est celui d’un ami d’origine arménienne qui a mon âge, né à Diyarbakir, en Turquie, et qui vit en Belgique depuis trente-cinq ans. Il me dit son choc émotionnel car sa mère, autrefois sauvée par un dignitaire turc, vient de lui révéler que ce dernier était celui auquel nous rendons hommage : Hüseyin Nesimi Bey. C’est la démonstration lumineuse, éclatante, bouleversante, du bien-fondé de notre projet. Nous allons avoir, pour la commémoration du génocide, un petit-fils de la personne sauvée et un petit-fils du sauveur, qui ne se connaissaient pas et qui vont se rencontrer. » A Bruxelles, qui plus est, ville natale des Jakhian et capitale d’un pays, la Belgique, qui a accueilli les réfugiés arméniens et que ceux-ci veulent aussi remercier.
La résistance de Nesimi Bey
Retour au printemps 1915, dans cet Empire ottoman déliquescent, allié aux empires centraux (Allemagne, Autriche) alors en guerre avec le reste de l’Europe. En pleine paranoïa, le Comité Union et Progrès, qui incarne l’idéologie libérale et nationaliste Jeunes-Turcs, a décidé d’éliminer tous ceux qui n’étaient pas « turcs », à commencer par les chrétiens autochtones (30 % du pays, 0,4 % de la Turquie actuelle). Hommes, femmes et enfants.
Membre du parti Union et Progrès, mais fils du chef d’une confrérie musulmane, Hüseyin Nesimi Bey est alors kaymakam (sous-préfet) de Lice, dans la province de Diyarbakir. Il a arrêté et déporté des membres de l’élite locale arménienne soupçonnés d’activités « révolutionnaires », mais il refuse d’envoyer vers une mort certaine, dans les déserts syriens, les femmes et les enfants chrétiens placés sous sa juridiction. « Je ne veux pas participer à ces péchés », confie-t-il à ses proches.
Son supérieur, le gouverneur Mehmed Resid Bey est, lui, acquis au plan génocidaire. Dans un télégramme crypté envoyé à Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur et principal organisateur du massacre des Arméniens, il convient qu’il faut appliquer à ces derniers « les méthodes les plus décisives ». En fonctionnaire aguerri, Nesimi Bey réclame des ordres écrits. En attendant, il parcourt les villages pour convaincre les femmes arméniennes d’épouser des vieillards musulmans et de se dire musulmanes. Un chef de village kurde menace de « briser la nuque » à ceux d’entre eux qui ne les traiteraient pas comme des soeurs. Informé de la résistance du sous-préfet, Resid Bey envoie ses hommes de main l’assassiner au cours d’une embuscade et tente d’en faire porter la responsabilité à des « bandits arméniens ».
Après la guerre, les principaux leaders du Comité Union et Progrès furent jugés à Istanbul, de même que Resid Bey, qui se suicida la veille de son arrestation, en 1918. Il fut réhabilité et proclamé Martyr de la Nation, six mois après la proclamation de la République turque, en 1924. Le vent avait tourné en faveur des Jeunes-Turcs qui, sous le commandement de Kemal Atatürk, avaient stoppé le démembrement de l’Empire.
Ni la mémoire locale et familiale ni l’opinion publique internationale ni les historiens contemporains (dont le Britannique Arnold Toynbee) n’ignoraient alors ce que les Arméniens ont appelé Medz Yeghern, le « Grand mal ». C’est d’ailleurs en référence à cette tragédie que le juriste polonais d’origine juive, Raphael Lemkin, forgea, en 1933, le concept de « crime de barbarie », devenu « génocide », en 1944, avant de fonder, avec le tribunal de Nuremberg qui jugea les crimes nazis, la pierre angulaire du droit pénal international. En Turquie, ce passé refoulé remonte peu à peu à la surface. L’assassinat, en 2007, de Hrant Dink, un journaliste turco-arménien respecté, a secoué la société turque, qui a découvert, en même temps, les nombreuses grands-mères arméniennes cachées dans des familles turques.
L’ouverture des archives ottomanes permet de reconstituer l’histoire
Des chercheurs courageux reconstituent des pans de cette histoire longtemps tronquée, à la faveur de l’ouverture des archives ottomanes. Dont le Pr Ayhan Aktar (Université Bilgi-Istanbul), présent à Bruxelles ce 13 février. Il a documenté le cas de deux villes turques où des fonctionnaires ottomans vertueux, dont Hüseyin Nesimi, ont résisté aux ordres. Une histoire qu’il présentera également à Paris lors du colloque international sur le génocide arménien organisé, du 25 au 28 mars prochain, sous le patronage du président de la République, François Hollande.
L’ouverture des archives judiciaires ottomanes balaie l’un des arguments utilisé par l’Etat belge, en 2005, pour refuser la criminalisation de la négation du génocide arménien : l’absence de condamnation judiciaire nationale ou internationale, à l’instar de Nuremberg pour la Shoah ou d’Arusha pour le génocide tutsi. « Il y a eu des procès en 1919, 1920 et 1921, rappelle Grégoire Jakhian. Aujourd’hui, des historiens mettent au jour le travail des tribunaux turcs de l’époque. Si le législateur belge tient à ce point à avoir un précédent judiciaire, il n’a qu’à ouvrir et consulter les archives judiciaires ottomanes disponibles. L’Association des juristes arméniens de France et de Belgique a contribué à la publication prochaine d’un ouvrage consacré aux procès, traduits en français, des Unionistes. « Nous sommes quelques-uns à nous y être impliqués. Mais, ajoute-t-il, s’il n’y avait pas eu le tribunal de Nuremberg pour juger les crimes nazis, un propos négationniste relatif à la Shoah ou aux chambres à gaz aurait-il été tolérable ? Non, bien évidemment. »
Pour autant, la mise en avant des Justes ne doit pas « servir » à combattre le négationnisme. La démarche se veut plus empreinte de noblesse. « Nous voulons démontrer que la cause arménienne est une cause universelle, qui s’ouvre aux victimes des deux autres grands génocides du XXe siècle, la Shoah et le génocide des tutsis, et qui inclut également les Assyro-Chaldéens, les Syriaques tués en 1915 dans l’Empire ottoman, les Grecs pontiques… », poursuit Grégoire Jakhian. La seconde vertu du colloque serait également d’ouvrir les Arméniens à la Turquie, d’essayer de les rendre attentifs au travail de l’intelligentsia turque qui, « avec un courage absolument remarquable », oeuvre pour la reconnaissance du génocide des Arméniens. « Les Justes nous semblent un magnifique symbole, insiste Grégoire Jakhian. C’est la démonstration que, dans la multitude turque, il y avait des hommes extrêmement courageux et de grande conscience. »
Les enfants des bourreaux
Aujourd’hui, les Justes. Demain, les enfants de bourreaux ? « Au fond, c’est aux enfants des bourreaux que nous nous adressons, complète l’avocat. Ils ne sont pas coupables, bien sûr que non. Mais ils peuvent grandir dans cette discussion, comme Hasan Cemal, le petit-fils de Djemal Pacha, l’un des cerveaux du génocide, qui a publié, en Turquie, 1915 : Le génocide arménien et qui nous tend la main. J’ai eu la chance de le rencontrer. Il s’inscrit pleinement dans le cadre de notre commémoration. » Parfois, il suffit de pas grand-chose pour qu’une rencontre réparatrice ait lieu. « J’ai beaucoup songé à Aimé Césaire, poursuit Grégoire Jakhian, qui a écrit l’importance de la tête et du coeur pour une civilisation : « Ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le coeur. » L’esprit a besoin du coeur et c’est cette dimension que j’essaie de suivre. Il ne faut pas que des techniciens, des technocrates, des historiens… Il faut aussi un mouvement du coeur. De l’enfant de victime vers l’enfant de bourreau et de l’enfant de bourreau vers l’enfant de victime. »
Mercredi 4 février. Au téléphone, Grégoire Jakhian est bouleversé. Après le lien miraculeusement établi, à Bruxelles, entre les petits-fils d’une personne sauvée et de son sauveur, c’est la douche froide : le descendant de Hüseyin Nesimi Bey ne viendra pas à Bruxelles. Il vient de l’annoncer, la mort dans l’âme. La pression est trop forte. « Je ne parviens pas à lui en vouloir et ne le peux aucunement, coupe Grégoire Jakhian. Mais nous maintenons le cap, l’hommage sera rendu. » Une semaine plus tôt, il voulait y croire : « On a dû attendre 99 ans pour que le Premier ministre turc transmette ses condoléances aux petits-enfants des victimes du génocide. Objectivement, c’était indécent, mais, de manière relative, si on nous avait dit, il y a trente ans, qu’un Premier ministre turc allait présenter des condoléances aux Arméniens, on aurait pris le messager pour un fou. Après, il y aura une demande de pardon. Quand ? Je ne sais pas. Est-ce à nous de le réclamer ? Non, c’est aux Turcs de prendre l’initiative. Il faut que ce pardon soit sincère, ça ne sert à rien de précipiter les choses. D’où l’importance de connaître l’Histoire, pour la transmettre et permettre aux générations suivantes de se rapprocher. Mon père ne l’a pas vu. Le verrai-je ? Mes enfants le verront-ils ? Je ne sais pas. Mais cela se produira, ce n’est pas possible autrement. »
(1) Pourquoi, Caïn ? Le discours d’Edouard Jakhian prononcé devant la Conférence du jeune barreau de Bruxelles, en 1968, a été réédité par le Comité des Arméniens de Belgique.
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