Etienne Vermeersch : il y a une vie après la religion
Il est comme ça, Etienne Vermeersch. Carré. Inclassable, si ce n’est dans l’orbite d’une gauche « jaurésienne » et laïque qui le rend proche du SP.A. Autrement dit, il ne s’embarrasse pas de circonlocutions pour dire ce qu’il pense sur les sujets les plus chauds où une prudente expectative s’impose.
Sans agressivité, car il est resté homme de bonheur, donc, de foi, malgré la soutane qu’il a jetée aux orties dans les années 1950. Il est consulté sur les problèmes éthiques les plus divers : euthanasie, demandes d’asile (il a présidé une commission chargée de veiller au bon déroulement des expulsions après le drame de Semira Adamu), communautaire (où il ne déroge pas à la ligne flamande) et, aujourd’hui, le voile islamique, dont il a fait son nouveau cheval de bataille. L’accepter dans les écoles, c’est manquer au devoir de protection des plus faibles, dit-il, citant le Père Lacordaire.
Le Vif/L’Express : Un sondage de l’hebdomadaire Knack vous a désigné comme l’intellectuel le plus influent de Flandre. Pourquoi intervenez-vous si volontiers dans les débats publics ?
Etienne Vermeersch : Pourquoi ? Parce que j’estime que c’est mon devoir. Je suis philosophe. Selon ma conception, un philosophe ne doit pas vivre dans sa tour d’ivoire. Il doit s’occuper des problèmes qui se posent dans la société, pour faire avancer la discussion, mais en s’informant sérieusement.
Dans une vie antérieure, vous avez été séminariste…
J’ai été jésuite pendant cinq ans, de 1953 à 1958. Donc, j’ai fait des voeux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté.
Qu’est-ce qui vous en a détourné ?
Ce fut un processus assez long. J’ai toujours eu un esprit assez personnel, autonome, assuré. Je me suis engagé dans la Compagnie de Jésus pour des raisons de dévotion. C’était un acte de foi et de volonté. J’ai très vite trouvé que cette vie n’était pas faite pour moi, que c’était trop contraignant, mais ma volonté m’a poussé jusqu’aux voeux. Petit à petit, j’ai perdu ma croyance dans le système, puis dans l’Eglise, dont je n’ai pas accepté, par exemple, la position sur la contraception. Il valait mieux que je sois logique avec moi-même et que je parte.
Mais, à cette époque, j’étais encore croyant. J’ai donc continué mes études de philosophie et de philologie classique. Après une année et demie, où j’ai réfléchi beaucoup, j’étais devenu complètement athée. Néanmoins, j’ai continuéàétudier les problèmes de religion, parce que cela m’intéressait, mais cela m’a de plus en plus éloigné de toute croyance religieuse.
Est-ce que cela a fait de vous un anticlérical ?
Pendant longtemps, j’ai été anticlérical. Pour deux raisons. Mon athéisme a fait beaucoup de peine à ma mère et je trouvais que c’était la faute de l’Eglise, qui était responsable de son endoctrinement. Elle pensait que j’allais aller en enfer… Et puis j’ai étudié l’histoire de l’Eglise. Une horreur ! Les bûchers de sorcières, l’Inquisition, et jusqu’au xixe siècle, toute l’histoire de l’esclavage… En 1797, les papes étaient les derniers princes de l’Europe occidentale qui avaient encore des esclaves.
Des gens ont pensé que j’avais été malheureux au couvent, ce qui n’était absolument pas vrai. Mon anticléricalisme est un anticléricalisme de principe. Mon meilleur ami, depuis notre noviciat, est toujours le même, c’est un catholique croyant. Je n’ai pas de problème avec les gens, mais avec l’institution. Le cardinal Danneels n’a jamais voulu discuter avec moi. Evidemment, je connais très bien la religion catholique puisque je l’ai étudiée mieux que lui. Je pense qu’il avait peur.
Vous avez été très présent dans les débats éthiques…
Je pense avoir été le premier, en Belgique, à défendre la thèse de l’euthanasie. C’était en 1971, à la télévision flamande. Tout au long de ma carrière, j’ai donné des conférences et écrit des articles. Ensuite, j’ai été le coprésident de la sous-commission qui devait faire rapport au Comité de bioéthique, lequel a étéà la base du texte de la loi, que je suis heureux d’avoir vu voter de mon vivant.
De quel parti politique vous sentez-vous le plus proche ?
Je me situe à gauche, mais pas à l’extrême gauche. Pour moi, la gauche essaie de prendre parti pour les plus faibles, pour les pauvres. Mais il y a deux sortes d’hommes de gauche : ceux qui défendent leurs idées sans arrière-pensées et ceux qui, comme moi, se demandent si la position réclamée par les pauvres ou les travailleurs est la plus raisonnable. Ainsi, toute la gauche était contre la fermeture des mines de charbon en Wallonie, puis au Limbourg, mais, d’un point de vue intellectuel et économique, il aurait mieux valu y mettre fin tout de suite et consacrer l’argent disponible à la reconversion. Ce n’est pas toujours facile, on se fait des ennemis.
Adoptez-vous des positions systématiquement laïques ?
C’est une question comique… J’essaie d’adopter des positions rationnelles, c’est tout. J’ai été élu doyen de la faculté de philosophie et lettres, dont une majorité des professeurs appartenait à la loge. A un moment, ils sont venus me dire que je prenais des positions pour lesquelles ils ne m’avaient pas élu. Mais, moi, je ne suis pas membre de la loge. Je tiens à mon indépendance. Pareillement, j’ai été sollicité deux fois pour être tête de liste au Parlement et j’ai dit non.
Pour quel parti ?
La première fois, c’était le parti socialiste, après l’affaire Agusta. Ils avaient besoin de gens qui n’avaient aucune relation avec le passé. Et curieusement, la seconde fois, ce sont les libéraux qui m’ont demandé, en tant qu’indépendant. Si j’étais un homme politique, je suivrais une certaine discipline de groupe, ce qui me semble normal, mais cela irait contre ma personnalité.
Vous avez adressé récemment aux dirigeants politiques du pays ainsi qu’aux principaux médias un texte, L’islam et le foulard en Belgique. Une vue d’ensemble, dans lequel vous argumentez contre le port du voile islamique dans les écoles. L’islam est-il devenu votre nouveau cheval de bataille ?
Comme dans l’Ancien Testament, il y a des crimes d’une cruauté incroyable dans le Coran. Le Nouveau Testament est un peu plus humain mais il faut quand même rappeler qu’aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, ou dans le Coran, l’esclavage est accepté. Si j’étais Dieu et si j’avais dû faire une révélation dans ces temps-là, la première chose que j’aurais dite était qu’il fallait en finir avec l’esclavage.
Dans le Coran, Dieu dit au Prophète : « Tes guerriers peuvent prendre comme esclaves celles que je vous ai données comme butin après la bataille. » Pour moi, cela ferme la porte. Un Dieu qui accepte des viols sans fin n’est pas Dieu. Si on prend les premières sourates qui sont « descendues », comme on dit, à La Mecque, c’est très beau, poétique, social et cela exprime un point de vue tout simplement religieux. Mais les sourates qui sont venues après, à Médine, c’était vraiment la guerre contre les juifs, contre les tribus, etc. Là, ça commence à dévier.
Mahomet avait aussi un appétit sexuel excessif. Quand il épouse une fille de 6 ans et a des relations sexuelles avec elle quand elle en a 9, ce n’est plus le bon exemple. Savez-vous que dès qu’il est arrivé au pouvoir en Iran, en 1979, Khomeiny s’est empressé d’autoriser les pères à donner leur fille en mariage à l’âge de 9 ans, alors que la majorité sexuelle, sous le chah, avait été fixée à 16 ans ?
Néanmoins, comme le christianisme et l’islam ont un nombre incroyable de croyants – plus d’un milliard chacun – on ne peut pas demander à ceux-ci, comme moi à ma mère, de changer de croyance. Il faut les respecter, mais argumenter de façon telle qu’ils interprètent la Bible ou le Coran d’une façon humainement acceptable. Cela s’est fait dans le protestantisme, sauf aux Etats-Unis où il existe encore un protestantisme très arriéré. Depuis cinquante ans, la majorité des théologiens catholiques, le Vatican excepté, a entrepris cette démarche. Il y a aussi des penseurs éclairés en islam : Mohamed Arkoun, Rachid Benzine, etc. J’aime bien suivre ces gens-là, discuter avec eux, voir jusqu’où on peut aller…
La révolution iranienne a-t-elle servi de catalyseur à un retour aux origines de l’islam ?
De fait, une tendance fondamentaliste s’est répandue dans tout le monde musulman à partir de 1979, aussi sur fond d’échec du nationalisme arabe et de l’idéologie baasiste. Ces pauvres petites filles qui ne savent rien de la culture islamique pensent que leur foulard est islamique, alors qu’il s’agit d’une invention politique, d’un uniforme, le hijab al amira, qui ne se trouve décrit par aucun verset du Coran. Mais si elles y tiennent tellement, je dois en conclure qu’elles tiennent encore plus aux versets du Coran qui, eux, sont excessivement clairs : qu’un homme peut avoir quatre épouses et des esclaves autant qu’il veut, que le mari a le droit de battre sa femme si celle-ci ne lui obéit pas, qu’on peut marier des filles impubères, que l’homosexualité est une abomination, etc. Soumettre les droits de l’homme à la charia comme le fait la Déclaration du Caire, adoptée par l’Organisation de la conférence islamique, en 1990, entraîne une dévaluation incroyable de ceux-ci.
Vous dites aussi que la dynamique de groupe propre aux écoles ne permet pas vraiment le libre choix, une fois que des majorités portant le foulard se forment…
Quand les partis politiques font leurs congrès, j’aimerais bien qu’ils affichent une pancarte avec les mots du Père Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » (1848). Dans cette affaire, qui sont les forts ? Les parents vis-à-vis de leurs enfants, en particulier, le père vis-à-vis des filles, l’imam ou le professeur de religion, l’entourage des frères, qui ont une certaine autorité sur leurs soeurs… Des fillettes d’école primaire ont-elles la capacité d’avoir un avis personnel sur des versets à propos desquels on discute depuis des centaines d’années ? Plus âgées, elles ont eu le temps d’être endoctrinées. Et même si elles ne le sont pas, il y a une pression énorme.
Certaines, j’en conviens, portent le foulard de leur plein gré. Mais les autorités ont le devoir de garantir la liberté de tous, compte tenu du fait qu’une classe et même une école constituent des ensembles assez fermés où les interactions sont très intenses. Lorsqu’un groupe de filles portant le foulard se forme et qu’elles sont soutenues de l’extérieur, leur influence s’exerce inévitablement sur les autres. On voit alors apparaître chez celles-ci la peur de l’excommunication, l’abnégation – c’est-à-dire ne plus oser penser de façon autonome – ou l’hypocrisie. Est-ce vraiment une terre fertile pour y faire pous-ser de vraies personnalités ? Non. Je ne comprends pas qu’il puisse y avoir en Belgique un seul parti politique qui ne voit pas clairement qu’il y a là oppression ou danger d’oppression.
N’avez-vous pas été marqué par votre propre expérience personnelle ?
J’ai beaucoup d’empathie pour les croyants. Ce qui m’a fait le plus penser à ma propre vie est la fin du film A Beautiful Mind [NDLR : un homme d’exception], de Ron Howard, quand, après être sorti d’une longue période de schizophrénie, le héros, un mathématicien brillant, dit adieu aux fantômes qui ont accompagné cette période de sa vie. Ce qui est bouleversant, c’est que ces fantômes l’accusent de les trahir. C’est ce qu’on ressent vis-à-vis de Dieu quand on se sépare de lui. Je comprends donc mes amis musulmans qui sont confrontés à cette décision. Mais je leur dis : oui, il y a une vie après la religion.
Propos recueillis par Marie-Cécile Royen
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