Entre les politiques et les citoyens, le fossé se creuse de plus en plus
Louis Michel (MR) s’épanche dans Le Vif/L’Express sur la fiche de paie du parlementaire et scandalise une enseignante, outrée par tant d’indécence. Son coup de gueule enflamme les réseaux sociaux. Et relance le vieux choc de deux mondes. « Ici la terre : les politiques, vous nous recevez ? »
Fric et politique, amants diaboliques. Sans crier gare, le vieux couple infernal s’est réinvité dans les chaumières wallonnes et flamandes. Cette fois, sous les traits d’une pieuvre baptisée Publifin/Publipart. Rémunérations plantureuses, prestations inexistantes, cumuls de mandats déplacés, conflits d’intérêts en pagaille : énième injure à la gouvernance et à l’éthique publiques. Le mandataire politique se montre sous son mauvais jour.
Comment sortir du pétrin par le haut ? C’est bien volontiers que Louis Michel (MR) répond à l’invitation du Vif/L’Express à prendre un peu de hauteur pour faire le tour de la brûlante question (dans notre édition du 3 février). Le ténor libéral a le recul qui sied au capitaine au long cours de la politique belge. Sa carte de visite plaide pour son expertise : il y a vingt ans, il lançait des » Assises de la démocratie « , grand-messe de la réconciliation du politique avec la transparence et la moralité. Ce qui ne gâche rien, l’homme ne passe pas pour manier la langue de bois. Il a même souvent la langue bien pendue.
Au détour de l’entretien, le vieux briscard expose benoîtement sa façon de concevoir la régénération des moeurs politiques réclamée de tous côtés. Recadrer le train de vie des mandataires politiques lui paraît une évidence. Mais gare aux effets secondaires de mesures prises dans la précipitation. » Limiter le parlementaire à un mandat rémunéré de 4 800 euros net par mois ? Vous obtiendrez un Parlement coupé de la réalité, peuplé de fonctionnaires et d’enseignants mais déserté par le monde de l’entreprise et les avocats […] Quel entrepreneur acceptera de sacrifier ses week-ends, ses soirées, ses vacances, pour gagner 4 800 euros net par mois ? »
Vlan ! C’est la phrase qui fâche, le propos de trop. Qui frise l’outrage à la décence. Une enseignante de Charleroiprend la mouche et la plume pour clamer son écoeurement via une lettre ouverte postée sur le site vif.be. Le courroux se partage plus de 29 000 fois en 24 heures pour frôler les 34 000 relais. Ce n’est plus un cri, c’est une vague d’indignation. Sa propagation, en affolant les compteurs, devient objet de curiosité médiatique. Le coeur des populistes bat la chamade. Le Peuple, l’organe digital du président du Parti populaire Mischaël Modrikamen, consacre un article classiquement ordurier à » Louis Michel, parfaitement odieux ! »
Certains politiques trouveront toujours que les pauvres gagnent trop »
» Comment ose-t-il ? » La question est portée à ébullition par une opinion chauffée à blanc. » Cet entretien était assez provocateur. Une grande majorité de Belges n’obtiendront jamais de leur vie une rémunération mensuelle de 4 800 euros net. Le timing de cette sortie était malheureux dans le climat ambiant « , décode Régis Dandoy, politologue à l’UCL. A l’insu de son plein gré, l’eurodéputé rémunéré 6 600 euros net par mois (hors indemnités) vient de faire le buzz. Une gaffe et des dégâts.
Se peut-il que l’ancien enseignant, le fils de maçon, le père porteur du libéralisme social, ait à ce point perdu le sens des réalités ? Louis Michel relance magistralement l’éternel soupçon. » Le décalage entre représentants et représentés a toujours existé « , reprend Régis Dandoy. » Le monde politique connaît pourtant une phase de démocratisation et de diversification des profils sociologiques des élus du peuple. C’est en cela que les propos de Louis Michel paraissent relever de l’Ancien Régime. Associer, comme il l’a fait, un statut socio-économique à une compétence politique était particulièrement maladroit. » Une gifle au monde des fonctionnaires et des enseignants, bon à composer un Parlement de » gagne-petit « . Sans grand talent ni envergure.
Et dire que la classe politique multiplie les signes de proximité avec le commun des mortels. Depuis belle lurette, elle ne regarde plus à la dépense pour rompre la glace et se rendre familière. Elle a brisé les codes vestimentaires propres à son statut, délaissé un langage trop châtié, elle cherche tant et plus à gommer ses apparences trop élitaires. Elle n’avait d’ailleurs pas le choix. Voici ce qu’en disait un avocat bruxellois, il y a vingt-cinq ans de cela : » Depuis les années soixante, tous les corps constitués ont été systématiquement démystifiés (fonctionnaires, enseignants, syndicats, professions libérales, magistrats…). Dans cette hécatombe, c’est l’image de l’homme politique qui fut déboulonnée la première. »
Descendu de son piédestal, le monde politique redouble d’efforts pour emporter la conviction qu’il comprend et partage les soucis quotidiens des plus humbles que lui. Jusqu’à partager leurs fins de mois difficiles ? C’est une autre histoire.
Il a fallu que la crise s’en mêle et vienne tout gâcher. Ceinture pour tout le monde, a décrété la classe dirigeante refugiée dans sa bulle financière. Pur hasard du calendrier, le jour même de la sortie de Louis Michel dans Le Vif/L’Express, Syndicats, le magazine de la FGTB, consacre sa Une aux » 8 hommes qui possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale « . Quel rapport ? Louis Michel n’y est évidemment pour rien. Sauf que son appartenance à une » caste » vilipendée pour son incapacité ou sa mauvaise volonté à mettre fin à de tels scandales en fait un présumé suspect. Et si, en prime, il se pique de parler d’argent de façon cavalière, son compte est bon. » Alors que les inégalités connaissent une très forte croissance depuis 1975-1980, s’est installé le sentiment que les politiques, eux, ne diminuent pas leur niveau de vie. Certains d’entre eux, qui gagnent bien leur vie, sont aussi ceux qui trouveront toujours que les pauvres gagnent trop. Le sentiment de déconnexion du monde politique avec le monde réel explose ainsi avec le tournant néolibéral « , explique Marc Jacquemain, sociologue politique à l’université de Liège.
L’ambition est la première motivation de celui qui entame une carrière politique »
L’idéologie néolibérale triomphante a imposé son vocabulaire : la » gouvernance » en est un pur produit. Le citoyen/client a bien intégré la notion de rapport coût-bénéfice : il constate que le ratio tourne nettement en défaveur du décideur politique. Sa rentabilité laisse fortement à désirer. » Le pouvoir politique ne peut plus délivrer ce que l’opinion attend de lui. Les gens en retirent l’impression qu’ils ne reçoivent plus des politiques ce qui devrait être la contrepartie des salaires qui leur sont versés « , poursuit Marc Jacquemain. Bon sang, à quoi les paie-t-on au juste ? Faudrait-il en plus les plaindre ?
Maladresse suprême par les temps qui courent, » alors que l’on attend que ceux qui s’engagent en politique le fassent pour des convictions, Louis Michel, en s’exprimant comme il l’a fait, accrédite l’impression qu’on ne fait de la politique que pour l’argent « , reprend Régis Dandoy. Ce qui ne serait pas totalement vrai. Ni complètement faux. Manu Ruys (1), éditoraliste politique flamand fort écouté et redouté dans les années 1970, pour avoir longuement navigué dans le biotope politique, en a percé les aspirations : » L’ambition est la première motivation de celui qui entame une carrière politique ; viennent ensuite la vanité, l’attrait du pouvoir, la cupidité et, tout à la fin, chez quelques-uns, la préoccupation du bien-être de l’Etat et du peuple. »
Voilà qui manque de grandeur. De réelle communion entre le peuple et ses élus. Du haut de son demi-siècle de politique active, l’inusable Herman De Croo (Open VLD), abonné aux formules imagées, plante le décor : » Jadis, les prêtres disaient la messe en latin, le dos offert à l’assistance, au fond du choeur de l’église. Face à la perte de fidèles, le dernier concile a fait descendre le prêtre au milieu de l’édifice, la messe se dit en langue vulgaire et le prêtre offre son visage aux croyants. Eh bien, la politique, pour la plupart des gens, se pratique toujours en latin, et les politiques décident encore trop souvent le dos tourné au citoyen. » De tous temps, le train de vie des prélats a fait jaser parmi les ouailles.
Emerge la vision d’une classe politique qui évolue en vase clos, en parfaite consanguinité avec les autres » élites » : économiques, financières, intellectuelles. Qui plane loin au-dessus du commun des mortels, lequel est parfois entendu, rarement écouté. 150 députés fédéraux et autant d’élus du » peuple » ? La Chambre recense 57 employés, 35 professions libérales, 18 fonctionnaires, 16 enseignants, 15 indépendants, 7 sans-profession, un journaliste. Et un ouvrier. Cherchez l’intrus.
A la fin du siècle dernier, le retraité Manu Ruys pouvait déjà écrire : » De nos jours, les couloirs du Palais de la nation voient surtout passer des spécialistes qui s’enferment dans des commissions et des groupes de travail : sociologues, politologues, notaires, économistes, fiscalistes. Le public n’est plus au courant. Entre la politique et le citoyen, la seule communication se fait sous forme de quelques phrases lancées par un ministre à une poignée de journalistes qui battent la semelle devant une porte fermée, ou de conférences de presse récitées dans le jargon nébuleux de la Rue de la Loi. Pour le reste, on relate les facéties de quelques personnages qui jouent à la politique comme on joue au clown, on assiste à des discussions superficielles orchestrées dans un studio de télévision. » Vingt ans plus tard, le grand théâtre de la politique nationale joue-t-il fondamentalement une autre pièce ?
Louis Michel a ravivé de vieilles plaies. Ses propos rappellent douloureusement à quel point la mue du politique reste imparfaite, le fossé qui le sépare du citoyen pas près d’être comblé et son retour en grâce, compromis.
(1) Manu Ruys : Bas les masques, éd. Racine, 1996 ; Profession : homme politique, « La pensée et les hommes », éd. ULB, 1992.
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