Comment les Archives de Bruxelles sont occupées à collecter les traces historiques de la pandémie
GRAND FORMAT/ De multiples opérations de collecte de documents, d’objets et de témoignages liés à la crise sanitaire ont été lancées en Belgique. Services d’archives, musées et historiens s’intéressent aux traces laissées par la pandémie, à des fins de recherche et de mémoire collective.
En cette fin d’année, Le Vif a décidé de prendre le temps. D’enquêter, de raconter le monde, d’offrir à ses lecteurs des récits qu’ils ne liront pas ailleurs. Retrouvez tous les articles de notre premier mook ici.
Comment nous souviendrons-nous de la pandémie? Se rappellera- t-on des applaudissements de 20 heures, des réunions sur Zoom ou des violences policières? Que restera-t-il des confinements et des déconfinements? Des photos, des vidéos, des podcasts, des pages Web, des tweets, des dessins, des carnets de bord… Depuis les premiers jours de crise sanitaire, des archivistes et des historiens collectent sur le vif notre mémoire de (dé)confiné. Le mouvement est notamment parti des Archives de la Ville de Bruxelles. Dès l’annonce du premier confinement, le 12 mars 2020, le service lance sur les réseaux sociaux un appel aux Bruxellois pour documenter ce moment inédit. Il faut faire vite, sinon les traces historiques seront perdues à jamais. « C’est parce qu’il y avait déjà eu les attentats de mars 2016 que nous avons eu la possibilité de réagir si rapidement, raconte Frédéric Boquet, archiviste en chef. Le plus souvent, ces collectes ont lieu de façon rétrospective, longtemps après l’événement, comme le recueil de souvenirs d’anciens combattants, par exemple. Les attentats étaient la première opération de collecte des traces de l’histoire en direct que nous avons menée. » A ce jour, le département a reçu beaucoup de photos, des clichés de rues vides, ainsi que de messages affichés sur la devanture des commerces fermés et des banderoles « Merci » aux fenêtres des habitations. Quelques textes aussi, parfois poétiques et poignants, comme celui de cet architecte, accompagné d’un dessin de la flèche, éteinte, de l’hôtel de ville: « Pour lui, la flèche, qu’il voyait allumée tous les soirs, mais désormais éteinte, symbolisait la ville inanimée. »
Des dizaines de services d’archives, essentiellement communaux, et des musées ont organisé le même type de campagne, à l’image de celui de Mons, qui a recueilli une trentaine de témoignages, des récits du quotidien envoyés par e-mail, ou de celui de Namur, qui a reçu plus de cent témoignages, grâce à un questionnaire en ligne adressé aux citoyens. Un rendement plutôt maigre, à première vue. Mais, dès le 14 avril 2020, ces appels ont donné lieu à une initiative nationale et plus structurée: une plateforme Web « Archives de quarantaine Archief », née de l’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB) et de sa consoeur flamande, la Vlaamse vereniging voor bibliotheek (VVBAD). Elle recense toutes les opérations de collecte citoyenne, publiques et privées, des deux côtés de la frontière linguistique. « Si on les additionne, nous possédons de nombreux matériaux. A Bruxelles, les retours de certains secteurs, comme les milieux médical et scolaire, sont quasi inexistants. Pour autant, ils existent ailleurs. Par exemple, à Mons, le CHU Ambroise Paré a récolté auprès de son personnel un ensemble de textes et de photographies« , poursuit Frédéric Boquet.
Pour la première fois, les archivistes ont recueilli très peu de documents papiers – ceux-ci remplissent à peine un carton à la Ville de Bruxelles. L’épidémie de Sras-CoV-2 a en effet quelque chose d’unique: elle est la première pandémie mondiale de l’ère digitale. Les chercheurs ont, donc, à leur disposition un corpus numérique sans précédent. Un travail d’archivage des réactions et des sentiments sur la Covid-19 a lieu en temps réel. Ainsi, en dehors des collectes participatives, les services publics d’archives, c’est leur rôle, amassent des sommes de documents en ligne, de tweets, de posts Facebook, de captures d’écran Instagram, de pages Web, de vidéos YouTube… Ces compilations à sauvegarder affichent toutefois leurs limites. Elles exigent des outils informatiques et des ressources humaines, alors que les équipes n’ont pas été renforcées ni vu leur budget augmenté.
La crise vécue d' »en bas »
Que vaudront, dans cinq, cinquante ou cent ans, les souvenirs d’un ennui cloîtré, de vie raccourcie? « Je pense que les citoyens n’ont pas conscience que ce qu’ils produisent a une valeur historique et sert de révélateurs culturels« , analyse Frédéric Boquet. Ces différentes collectes partagent un agenda commun: celui de raconter la crise telle qu’elle aura été vécue non pas d’en haut, mais par ceux et celles qui ont été amenés à la gérer et à la vivre au jour le jour. En recueillir les traces les plus diverses peut, en effet, permettre d’écrire un récit qui ne soit pas univoque, et donc pas seulement constitué par les autorités politiques et leurs administrations.
Ce matériau complémentaire « à chaud » pourrait d’ailleurs servir d’éléments mémoriels – pour le dire autrement, fabriquer une mémoire collective, que l’historien résume comme « le résultat de ce qu’un groupe retient ou rejette réellement d’une expérience partagée ». Or, le temps long complique la construction de cette mémoire. Plus la crise dure, évolue, change, plus le récit qu’on en fait risque d’être morcelé. En clair, la société ne retiendra pas tout de la Covid. Celle des générations futures ne se remémorera que de petits fragments. Et cet angle d’attaque n’est « jamais neutre », comme le disait la tribune d’historiens, publiée dans plusieurs médias francophones, au printemps 2020.
Car les épidémies ont du mal à traverser les âges. Cela tient d’abord à la maladie elle-même. Est-elle émergente, ou notre société en a-t-elle déjà fait l’expérience? La variole a moins marqué l’Europe du XVIIIe siècle que le Nouveau Monde au XVIe siècle, par exemple. En Europe, c’était quelque chose de déjà familier, alors que dans le Nouveau Monde, l’épidémie a débarqué sur un terrain vierge, aussi menaçante et destructrice que l’envahisseur étranger. La nature des symptômes est aussi décisive. Le choléra a été particulièrement terrifiant parce que les malades devenaient méconnaissables en l’espace de quelques heures, la mort les prenant parfois en public. L’empreinte d’une épidémie sur la mémoire collective dépend encore de sa durée: la grippe espagnole de 1918-1919, même si on estime qu’elle a tué près de cent millions de personnes, a frappé très vite, bien plus que la peste bubonique. Les regards étaient alors rivés sur la Première Guerre mondiale, ce qui a contribué à en faire une épidémie oubliée.
« On rate des trucs, évidemment »
Aux Archives de la Ville de Bruxelles, le travail de numérisation et les collectes se poursuivent. « Le fonds n’est pas clos. Mais on rate des trucs, évidemment, et on ne peut pas tout stocker », observe son responsable, mandaté pour réaliser une collecte de témoignages oraux. Le service mène ainsi des entretiens avec une dizaine d’acteurs culturels.
Les collectes ne se sont pas faites sans interrogation. Les objectifs ne sont pas totalement atteints. Certaines personnes, les travailleurs des magasins, les chauffeurs, les livreurs n’ont pas eu le temps ou l’envie de se raconter. Avec le risque que leur rôle, pourtant central, soit minimisé, demain, par les historiens.
Car, une fois archivés, tous ces corpus pourront être mis en ligne et, surtout, devenir des sources pour les futurs historiens et sociologues. Sarah Gensburger, sociologue et historienne, spécialisée dans l’étude de la mémoire collective au CNRS, pointe aussi les limites de la frénésie actuelle. « Qui parle? Quelles traces gardera-t-on? Qui sont les citoyens qui participent à ces collectes? Qui sont ceux qui ne le font pas? Comment rendre ces opérations plus inclusives? » Frédéric Boquet partage ces questionnements. « Les archives appliquent par essence un filtre. Elles constituent une documentation influencée par la perspective des archivistes. Mais peut-être est-il temps de s’interroger sur cette notion de représentativité. Toutefois, la dimension patrimoniale ne réside pas que dans la représentativité scientifique, mais aussi dans la charge de récit et les dimensions affectives. » Un groupe de réflexion, mêlant les différents acteurs de ces collectes, a d’ailleurs été constitué pour évoquer notamment cette question.
Et puis, la crise n’est pas terminée. Cette mémoire du quotidien ne sera peut-être pas dominante à l’avenir. Il y aura une mémoire de l’usure, de ces longs moments de restriction, depuis la mise en place du deuxième confinement, en octobre 2020. « Comment cela pèsera-t-il sur la mémoire collective? » s’interroge Frédéric Boquet.
Ces initiatives amassent, en tout cas, un volume de données difficile à concevoir. Dans un article publié par la revue Nature, en décembre 2020, Laura Spinney, autrice d’un livre sur la grippe espagnole (La Grande Tueuse, Albin Michel, 2018), considérait cette « frénésie » avec perplexité. « Des archivistes préviennent que les historiens du futur auront plus de matériel que ce qu’ils seront capables de rendre intelligible » , écrivait-elle. Cet effort d’archivage est aussi « inégal », selon les régions du globe. La fédération internationale pour l’histoire publique, en une carte, en dénombre plusieurs centaines, beaucoup en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord.
L’autre enjeu reste dès lors de mettre en réseau ces multiples fonds, qui abordent le même sujet sous des prismes différents. Ainsi, depuis avril 2020, Yves Rozenholc, professeur en Sciences des données à l’université Paris Descartes, ambitionne de construire la mémoire de la pandémie à l’échelle mondiale. Il planche, avec des confrères de la Sorbonne Paris Nord, sur le projet d’un musée virtuel participatif, baptisé Covid-19 Museum, et qui a pour objectif d’agréger l’ensemble des traces numériques disponibles sur la crise sanitaire. Ce futur musée virtuel devra « raconter aux plus jeunes ce qu’il s’est passé, aider les familles qui auraient perdu un proche, expliquer la situation aux enfants confinés ». Et il sera, bien sûr, un « outil analytique » pour les chercheurs. Par exemple, Yves Rozenholc imagine comment l’étude massive de dessins d’enfants pourrait servir à cerner l’impact de la crise sur leur mental, et comment ils l’ont endurée. Ou comment on pourrait, à partir de vidéos réalisées par des soignants, reconstituer en 3D des unités hospitalières transformées à la hâte en unité Covid, à des fins de formation. Car, outre la sauvegarde du patrimoine et la connaissance, ces initiatives de mémoire veulent aussi améliorer les capacités de résistance de la société. Les experts sanitaires le répètent depuis bientôt deux ans: on vivra d’autres épidémies avec des maladies émergentes. « Il importe de s’y préparer, et, par conséquent, de se souvenir », tranche Sarah Gensburger.
La réserve des cabinets ministériels
Leur sort dépend de chaque ministre. En effet, les cabinets ministériels, ces services qui rassemblent tous ses collaborateurs directs, échappent à la loi de 1995 sur les archives de l’Etat. Leurs documents sont dès lors considérés comme privés et, à chaque changement de gouvernement, ils filent généralement à la déchiqueteuse. Une situation que les archivistes dénoncent régulièrement, et ce depuis des années. Mais, au regard de la crise sanitaire, leur appel se fait plus insistant. Ils savent que l’absence d’archives complètes les prive, eux, les chercheurs et les historiens, d’un outil indispensable pour comprendre ces moments où le monde bascule. L’exécutif en affaires courantes. Les pouvoirs spéciaux. Le Conseil national de sécurité. Les task forces. Les groupes d’experts. « Tous ont pesé de manière déterminante. Il faut donc s’assurer que les archives des cabinets et les discussions des groupes d’experts produites depuis mars 2020 seront conservées pour comprendre rétrospectivement les processus décisionnels. C’est une question de transparence et de démocratie », insiste Frédéric Boquet.
La question figure bien dans la déclaration de politique fédérale du gouvernement De Croo. En février dernier, devant le Parlement, son secrétaire d’Etat, en charge de la Politique scientifique et des Archives, Thomas Dermine (PS), rappelait qu' »un régime légal verra le jour pour déclassifier, après un certain temps, certains documents classifiés, dans le respect des accords internationaux et de la protection du secret des sources ». Et d’assurer que « c’est ce qui est prévu et précisé dans l’accord de gouvernement ».
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