Zohra Othman
‘Ceux qui veulent culturaliser l’intimidation sexuelle et le viol défendent un autre agenda’
C’était une belle perspective: un petit week-end à Londres, échapper un moment à la pression. Toutefois, pendant que je préparais mon bagage, j’ai commencé à changer d’état d’esprit, lentement mais sûrement. Non, pas à cause de la grève dans les chemins de fer – ça, j’y étais préparée. Mais à cause des agressions et viols de nombreuses femmes commis par un groupe de jeunes, apparemment d’origine nord-africaine, à Cologne durant la nuit du Nouvel-An.
La violence envers les femmes est barbare. Ma pensée est ainsi revenue à Londres. En effet, les nombreux commentaires et mesures annoncées – qui auraient déjà dû être prises plus tôt -, m’ont fait repenser à un congrès dans la capitale britannique auquel j’avais participé fin novembre.
En tant qu’avocate, j’ai été présente au Congrès international sur les droits des femmes, organisé par la Haldane Society à l’Université de la City de Londres. Des intervenantes de toutes les parties du monde ont témoigné de la situation des femmes dans leur pays. Une des oratrices qui m’a particulièrement frappée est la professeure sud-africaine Rashida Manjoo, rapporteuse spéciale des Nations unies chargée de la question de la violence contre les femmes. Elle a enquêté sur le sujet dans plusieurs pays, y compris en Europe. Son bilan était très dur: « Aucun pays ne peut constater qu’un progrès substantiel a été réalisé. De manière globale, la situation de la violence contre les femmes a réellement empiré. S’il s’était agi d’une épidémie, l’état d’urgence aurait été décrété. » Son ambition est que ce mandat, qui existe déjà depuis 1993, débouche sur la reconnaissance de la violence contre les femmes en tant que violation des droits humains en soi. Cela obligerait les États à prendre des mesures pour protéger les femmes et à agir contre les autorités qui laissent ces violations sans suite. Et je me suis dit que, si je n’étais pas allée à ce congrès, je ne saurais rien de cette question.
Le témoignage de la réfugiée de guerre kurde Houzan Mahmoud avait également été marquant. Elle avait raconté la terrible histoire d’un petit village kurde qui, par un beau matin, a été attaqué sans raison apparente par des rebelles. Les femmes plus âgées ont été tuées, les autres ont été violées, et les jeunes filles ont été enlevées pour être vendues comme esclaves sexuelles. Ce fait n’a même pas été rapporté par la presse. Elle aussi s’est montrée très dure envers la communauté internationale: « Aucune condamnation, aucune sanction, aucune mesure annoncée à l’encontre de ces faits monstrueux. Pas un mot, rien que le silence… » Si je n’avais pas pu participer à ce congrès sur les droits des femmes, je n’en aurais jamais rien su.
Mais les suites de l’affaire de Cologne m’ont encore plus rappelé la procédure juridique menée par l’avocate britannique Nichola Marshall pour 23 jeunes femmes kenyanes et 14 jeunes femmes ougandaises. Entre 1999 et 2013, elles ont été abusées par un même pilote de British Airways. De par sa profession, ce pilote avait accès à la communauté locale, où il était très considéré et où il put abuser impunément de femmes comme esclaves sexuelles. C’est une ONG qui a découvert les faits, qui a rassemblé les femmes abusées et s’est adressée à un bureau d’avocats pour faire condamner l’homme et la compagnie aérienne britannique. British Airways a toutefois refusé de licencier le pilote en question et nie toute responsabilité pour ces faits. Aucune mesure générale n’a été annoncée. Des cours pour les pilotes (comment se comporter avec les femmes des communautés locales durant la période entre le vol aller et le vol retour), il n’a aucunement été question. Et, oui, si je n’avais pas été présente en tant qu’avocate à ce congrès, je n’aurais même jamais entendu parler de l’affaire.
La liste est sans fin. Cologne, l’Afrique du Sud, la Turquie, la Grande-Bretagne… Et chez nous aussi, où une femme sur trois a subi une intimidation sexuelle ou un viol. Tous ces faits sont graves et en tant que féministe, je combats toute intimidation et agression sexuelle. Les faits de Cologne sont tout aussi condamnables que ceux commis par un pilote britannique sur des femmes africaines. Je ne vois pas le moindre lien entre moi-même et ce pilote britannique, tout comme je m’associe tout aussi peu avec les auteurs des faits de Cologne, ou avec les djihadistes salafistes qui, au nom d’une religion, utilisent des femmes comme marchandise. Je suis horrifiée par un tel mépris de l’intégrité physique d’une autre personne. Mais, soudain, mon père, mes frères, mes cousins et collègues masculins de milieu musulman se réveillent un matin dans un pays où toute la communauté musulmane est montrée du doigt.
Ceux qui veulent culturaliser l’intimidation sexuelle et le viol défendent un autre agenda
Mon père est arrivé en Belgique dans les années 1970 pour travailler dans les chantiers navals. Un homme issu du monde musulman, un homme qui travaillait dur. Et c’est grâce à son dur labeur que j’ai pu étudier, tout comme mes soeurs. Il exigeait le respect pour chacun, et en premier lieu pour les femmes. Il voulait surtout que ses filles réussissent, afin qu’elles ne soient jamais dépendantes de quelqu’un. Quant à ma mère, elle aurait attaqué de ses propres mains tout homme, musulman ou non, qui aurait osé jeter ne fût-ce qu’un regard de travers sur l’une de ses filles, et mes frères devaient nous traiter comme des égales, et avec respect et égards. Pourquoi alors vouloir coûte que coûte culturaliser les faits ? En Belgique aussi, il existe un grand problème de sexisme, d’agression sexuelle et de viol. Et je ne parle pas seulement du scandale qui s’est déroulé pendant des années au sein de l’Église, je ne parle pas de harceleurs « peloteurs » comme Pol Van Den Driessche (ex-journaliste néerlandophone, NDLR), qui ont d’ailleurs été réintégrés, je parle de l’intimidation et de la violence que subissent quotidiennement de nombreuses femmes. « Je me demande pourquoi la centaine de viols par jour dans notre pays ne suscite pas autant d’indignation », écrivait cette semaine la féministe Amelie Mangelschots. Elle a entièrement raison.
Ceux qui veulent à tout pris culturaliser l’intimidation sexuelle et le viol défendent un autre agenda. Ils ne s’arrêtent guère sur l’atteinte à l’intégrité physique. Il cherchent n’importe quel prétexte pour diviser davantage la société. Et cela, c’est inacceptable. Au congrès des femmes à Londres en novembre ont été présentées des mesures qui s’inscrivent dans un contexte international bien plus global et où aucun groupe n’est stigmatisé. Les auteurs de violence contre les femmes doivent être punis, indépendamment de qui ils sont. La communauté internationale doit prendre ici ses responsabilités, en reprenant la violence contre les femmes comme une violation universelle des droits humains dans les traités internationaux et ainsi contraindre les autorités à fournir une protection effective aux femmes, où que ce soit dans le monde et envers qui que ce soit.
Entre-temps, je suis arrivée à Londres et j’ai quand même progressé dans ma réflexion. Non seulement le soleil brille ici, mais je me sens à nouveau proche de toutes ces femmes qui continuent à lutter pour une réelle égalité et la justice.
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