Amélie Nothomb : Les vertiges de l’oiseau lyre
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, Amélie Nothomb.
« Je vais vous faire une confidence : je suis belge ! J’ai mis du temps à le comprendre mais maintenant, il n’y a pas de doute, je suis belge, c’est clairement compris. » Au premier étage d’une célèbre galerie d’art bruxelloise, cintrée dans un long manteau de velours noir, visage pâle, lèvres carmin, l’auteure aux 24 romans, vous regarde avec beaucoup de curiosité et se demande à quelle sauce elle va être mangée. Celle qui navigue constamment entre le gouffre du « trop » et du « trop peu », parle d’amour, d’art et d’écriture. Et de l’identité belge, donc ! « Je n’ai certes pas toutes les caractéristiques belges mais je possède les plus fondamentales : je suis surréaliste et inattrapable. Car notre identité est tellement difficile à cerner, tellement floue que, finalement, personne ne sait qui vous êtes ou qui nous sommes. Comme les surréalistes, j’aime voir les choses les plus extraordinaires dans ce qu’il y a de plus ordinaire. Le surréalisme, c’est un regard qui vous permet de percevoir l’infini et la démence au coeur de ce qu’il y a de plus plat ou de plus étouffant. Attention, c’est un regard mais qui s’apprend ! Il suffit juste de s’ennuyer jusqu’à l’intolérable et de regarder suffisamment longtemps un objet « bête » pour découvrir tout à coup à quel point il peut être hallucinant et magique. »
Vertige, le vide et le manque
Les oeuvres d’art préférées de la benjamine de l’Académie royale de langue et de littérature françaises ? « Spilliaert, sans aucun doute Spilliaert ! » répond-elle, évidemment tout en théâtralité. « Mon oeuvre d’art préférée, est incontestablement Vertige. Qui a d’ailleurs le même nom que mon film préféré, Vertigo, de Hitchcock. Elle est tellement forte qu’il n’y a rien à dire. C’est un choc et, comme un vertige, on ne le comprend pas : on l’éprouve. C’est physique mais poétique et à la fois, c’est très inquiétant. C’est d’ailleurs un de mes rêves récurrents : je suis au bord du gouffre, ma chute est imminente, je sais qu’elle va me tuer et pourtant je ne peux pas me détacher de ce vide qui me happe. Il me hante. »
Pour autant, reprend-elle, « on peut dire que j’ai vraiment réussi mes études de vertige. A la base, c’est une sensation dont j’ignorais tout : c’est ma soeur Juliette qui en souffrait et, comme tout ce qu’elle faisait était parfait, j’ai moi aussi voulu souffrir du vertige. Mais le vertige, c’est aussi le vide. Et cela me renvoie immédiatement au « manque », l’une de mes sensations les plus familières. Même s’il me fait souffrir depuis l’âge de 5 ans, ce sentiment du « manque » me conforte néanmoins dans l’idée que je suis bien moi. Il fait partie de ma définition en quelque sorte. Car finalement, le pire gouffre et le pire des vertiges, c’est celui que je contiens, c’est celui qu’il y a en moi. Je m’y résigne, même si parfois, j’ai dû l’approcher au maximum (NDLR : anorexie et jeûne absolu). Tout ça a l’air bien tragique mais pourtant, ça fait de moi une personne joyeuse. Mais une personne joyeuse qui est consciente qu’elle contient un gouffre, insiste-t-elle en écarquillant les yeux. Quelqu’un qui aura tout le temps faim car il est tout à fait impossible de combler un tel gouffre. J’ai tellement faim… de tout. »
Amélie Nothomb s’arrête et sourit soudain fragilement. Avec ses cheveux relevés et ses « porte-jarretelles des mains » (ses mitaines), elle semble sortie d’un film de Tim Burton. Mais celle qui s’est longtemps sentie japonaise retrouve son aplomb, très vite : « Spilliaert, c’est aussi tous ces autres tableaux d’Ostende. Toutes ces ambiances mystérieuses et fantomatiques. Quand nous sommes rentrés en Belgique (NDLR : son père, diplomate, a fait voyager toute la famille au gré de ses mutations : Japon, Chine, Etats-Unis…), ma soeur et moi avions tellement le sentiment d’étouffer que nous ne nous sentions bien qu’à la côte belge. C’est là que, finalement, nous avons commencé à aimer notre pays. »
Bosch et la perfection de l’oeuf
Deuxième artiste cité : Jérôme Bosch. « Comme Spilliaert, c’est l’un des plus grands peintres de tous les temps. Cet univers paillard et énigmatique qui fait cohabiter le très beau et le très laid dans un contexte qu’on ne comprend même pas, moi ça me fascine ! Mais j’aime particulièrement ce tableau – Le concert dans l’oeuf – car il représente à la fois l’oeuf – une de mes obsessions depuis que je suis enfant – et la musique, que je vénère. » La musique ? Plus que la littérature ? « Les plus belles pages peuvent susciter chez moi des effets extrêmement forts mais ce n’est rien en comparaison de la transe que provoque la musique. C’est le plus violent, le plus profond de tous les arts ! Avec elle, aucune traduction n’est nécessaire. Dieu sait si j’aime les mots mais sur la musique, il n’y a aucun mot à mettre. Comme écrivain, ma première contrainte c’est le son de ma phrase. C’est du tout petit son certes mais c’est quand même « mon son ». Finalement, je suis écrivain car je n’ai pas pu être compositeur… »
Et les oeufs ? « Ah ! confie-t-elle, magistrale : c’est l’une des choses incompréhensibles chez moi. J’ai toujours été obsédée par les oeufs. Aucun aliment ne me rend aussi dingue que les oeufs. C’est amusant car mon premier roman (NDLR : jamais publié, tout comme une cinquantaine d’autres, qu’elle garde jalousement dans des boîtes à chaussures) se déroulait entièrement dans un oeuf. C’est un univers tellement parfait, un oeuf ! Il n’y a pas d’objet plus désirable, c’est un mystère : je voudrais être un oeuf ! »
Ce qui signifie qu’elle n’en mange pas ? Détrompez-vous ! « Quand on y pense, c’est aussi un acte très fort que de manger un oeuf car vous arrêtez net la possibilité d’un oiseau. C’est intéressant qu’on en parle car j’aime tant les oiseaux que j’ai acquis certaines de leurs caractéristiques. Je ponds. Je couve. Je rêve souvent que je vole. Et quand je décide de manger, je mange comme un oiseau (NDLR : trois fois son poids dans une journée). Comme un ogre donc et c’est effrayant, croyez-moi. Si l’oiseau est mon animal totémique (NDLR : elle participait en 2012 à une expérience chamanique très forte en Amazonie), il joue surtout, dans toutes les cultures, le rôle d’intercesseur avec Dieu. En fait, je suis née mystique et ça me va très bien. C’est sans doute prétentieux de dire ça mais j’ai communiqué avec tous les esprits possibles et inimaginables, alors ce n’est plus de la croyance, c’est une réalité. J’ai vu ces gens. »
On frappe à la porte. Ce n’est pas un esprit, juste le champagne. Très surprise, elle frétille : « Mon Dieu, j’ai honte. Mais quel plaisir vous me faites ! » Et, complice, elle lâche, la voix grave : « Je vois que vous savez à qui vous avez affaire. C’est très bien ! » La neige commence à tomber sur les jardins bruxellois que nous surplombons. « Mais vous avez vu ? Il neige ! C’est fantastique, c’est ma première neige de l’année ! Du champagne et de la neige, rien ne pouvait plus me faire plaisir. Je vais faire un voeu. Mais quelle fête ! Merci, merci, merci. » Elle colle son nez à la fenêtre et fait un voeu.
Rivière, et la neige pour écrire
Requinquée, coupe à la main, Amélie Nothomb embraie sur La Construction de la tour Eiffel par Henri Rivière, son troisième choix. « La neige, justement ! Comment ne pas être amoureuse de ce tableau ? Il réunit beaucoup de mes obsessions : la japonisation du monde et cette neige que je vénère. Elle est à la base de l’écriture ! Elle fut le premier papier blanc à disposition des hommes. Ils l’ont marquée de leurs pas. C’est à la fois de l’art et de l’écriture : on lit dans les pas d’un homme comme dans un roman. En observant ses empreintes, on sait déjà s’il était calme ou s’il fuyait… Le fait que les traces soient toujours éphémères rend le témoignage encore plus beau, plus poignant. Hélas, on n’a pas encore inventé un papier qui fonde. »
Deuxième coupe de champagne. Elle rougit de plaisir, ravie d’être accompagnée dans l’ivresse délicieuse du moment. La neige continue de tomber et suspend le temps. « Je dois écrire dans des conditions d’extrême humilité, révèle-t-elle alors. Car le grand danger quand on écrit et que ça marche – et croyez-moi, c’est un piège dans lequel j’ai vu tellement de gens tomber – c’est l’autosatisfaction. Pour l’éviter, il faut tout mettre de son côté, tout ! Y compris refuser la volupté du beau stylo ou du très beau papier japonais. Je suis très consciente du risque, alors je me tiens à carreau. » Elle se redresse sur sa chaise et enchaîne, plus sévèrement mais baissant les yeux : « J’ai choisi de vivre en dictature. Une dictature que je suis seule à m’imposer. Un système dans lequel aucune dérogation n’est possible. Car, honnêtement, je ne sais pas ce qui plaît dans mes romans. Je n’ai toujours pas compris mon succès et je me dis souvent que ce qui est arrivé de manière énigmatique peut disparaître de manière tout aussi énigmatique. Du coup, et l’on y revient, l’angoisse et la faim ne sont pas calmées. »
Van Eyck et l’amour éternel
Quatrième oeuvre : Les époux Arnolfini, de Jan Van Eyck. « L’immense majorité des tableaux que je préfère sont flamands ou belges. Je me demande ce qu’on a bien pu comprendre ici de si fort ? Je ne suis pas assez érudite pour savoir ce que cache ce tableau mais ce n’est pas un hasard si mon chapeau est celui de Monsieur Arnolfini. » Amélie Nothomb a découvert les chapeaux à 30 ans, en essayant le modèle Diabolo d’Elvis Pompilio. Elle confie que, pour la première fois, elle eut alors enfin l’impression de se reconnaître dans un miroir. « Ce tableau est tellement beau, car il y a de l’amour et du secret ; je sens un très grand amour à travers ces deux personnes. Très pâles, très bien habillées. Elle est enceinte, ils se tiennent la main. Cet homme nous montre qu’il a trouvé l’amour : il a confiance. Ils s’aiment et vont s’aimer pour toujours, ils sont humbles et ils ont foi l’un en l’autre. »
Elle se rapproche, et assène : « Il y a peut-être plus d’un amour dans une vie mais l’amour, ça, vous devez le savoir, ça dure toujours. Si ce n’est pas le cas, c’était une passion. J’ai raison, vous savez ! Chaque fois que c’était l’amour, c’était éternel. La seule chose qui me tue, ce sont les gens qui ne pensent pas que ça va durer toujours. C’est peut-être réaliste mais ça me tue. Pourquoi vivre un amour si on entraperçoit déjà la fin ? Même la mort n’est pas une fin. J’ai connu ça aussi (NDLR : la mort de l’être aimé) mais ce n’est pas pour autant que ça se termine. La mort, ce n’est pas une fin, c’est un déménagement. Non, le plus dur, c’est quand l’amour s’arrête. Ça, c’est bien pire que la mort. Moi, je suis incapable de désaimer mais il m’est arrivé d’être désaimée, bien sûr. Je dois avouer que je n’ai toujours pas compris. Et au fond de moi, je me dis : « Le pauvre, il n’a pas les bonnes valeurs, c’est lui qui n’a vraiment rien compris. » Tout le contraire de ces deux personnages du tableau, qui nous montrent, pudiquement, leur éternité. Saint Augustin disait : « Aime et fais ce que tu veux. » Il faut bien comprendre le sens de cette phrase. Du moment que vous aimez vraiment, vous ne pouvez pas vous tromper. Restez dans votre amour et il vous donnera la voie dans toutes les directions. »
Alors, comme son Thalys l’attend, Amélie Nothomb enfonce son chapeau noir. Et, tel le personnage d’Henri Rivière, elle disparaît dans le grand paysage blanc. Comme par enchantement.
Par Marina Laurent
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