Thierry Fiorilli
« Affaire Francken, Kazakhgate…Indéniablement, les juges détiennent des pouvoirs politiques »
Jolie fin d’année politique, en Belgique. Le Kazakhgate et l’affaire du visa refusé à une famille syrienne révèlent la cohabitation singulière entre les différents pouvoirs. Les soupçons de relations incestueuses consentantes par toutes les parties en présence, dans le premier cas. Les accusations d’intrusions par effraction dans la chambre à coucher, dans le second.
Le Kazakhgate et l’inceste, d’abord : le Parlement aurait voté à la va-vite une loi qui élargit la transaction pénale, permettant la non-condamnation de trois inculpés et la conclusion d’un gros marché étranger. Pour y parvenir, le mépris total pour la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire). Le non-octroi du visa et les attouchements forcés, ensuite : la N-VA, donc le gouvernement fédéral, s’oppose à une décision de justice favorable à l’accueil, à Namur, de quatre Syriens fuyant la guerre qui anéantit leur pays. Les nationalistes flamands dénoncent » un gouvernement des juges « .
u0022La place croissante des juges a entraîné une érosion progressive des prérogatives exclusives des pouvoirs législatif et exécutifu0022
Les deux dossiers ne sont pas clos. Mais le débat que Bart De Wever et les siens ont rallumé à la faveur du second est passionnant. Au sens émotionnel du terme (les échanges d’invectives, très violentes, le démontrent) comme au sens intellectuel. Parce que, oui, indéniablement, les juges sont détenteurs de pouvoirs politiques. Et de plus en plus, puisque nos sociétés se judiciarisent toujours plus. Un ouvrage paru cette année aux éditions Bruylant en fait l’implacable démonstration. Les juges : décideurs politiques ? Essais sur le pouvoir politique des juges dans l’exercice de leur fonction (1) assène ainsi, entre autres, que les magistrats » participent à l’exercice du pouvoir, au sens où ils prennent des décisions qui sont contraignantes à l’ensemble des membres d’un groupe et peuvent recourir à la contrainte pour les imposer » ; que » dans l’équilibre entre les trois pouvoirs, les juges sont de plus en plus souvent appelés à la rescousse pour régler les conflits que les pouvoirs législatif et exécutif délaissent » ; que » la place croissante des juges a entraîné une érosion progressive des prérogatives exclusives des pouvoirs législatif et exécutif « .
L’ouvrage rappelle aussi combien, dans des pays comme les Etats-Unis, ou le Canada, les juges écrivent le droit, au moins en partie. Combien leurs décisions ont force de lois, plus fortes que celles conçues et votées dans les assemblées parlementaires. Les juges : décideurs politiques ? ausculte les différentes fonctions politiques du pouvoir judiciaire : créer des normes qui deviennent parties intégrantes des législations ; arbitrer les valeurs morales ; garantir la stabilité d’un système politique. L’un des auteurs, Geoffrey Grandjean, les évoquait dans sa leçon inaugurale à l’université de Liège le 10 novembre dernier. Insistant sur la légitimité politique, donc, des juges. Mais » cette légitimité mérite d’être cultivée avec prudence. Le pouvoir politique ne peut être exercé que dans l’intérêt général. Décider dans l’intérêt général nécessite de dépasser les intérêts particuliers et d’adopter une approche collective. La seule défense des droits individuels ne permet pas d’organiser la vie sociale. L’audace des juges doit sans cesse subir l’épreuve du collectif ; car le maintien d’une société n’est envisageable qu’en contrariant les forces de dissociation que suscitent l’égoïsme et l’aveuglement de ses membres. »
Message judicieux. Pour tous ceux qui élimineraient, finalement, les juges qui ne leur sont pas asservis. Comme pour ceux qui, agitant leur toge, considèrent qu’ils ont, en fait, tous les pouvoirs. Et que les autres n’ont qu’à s’y soumettre.
(1) Dirigé par Geoffrey Grandjean, chargé de cours à la Faculté de droit, de science politique et de criminologie de l’université de Liège, et Jonathan Wildemeersch, référendaire à la Cour européenne de justice, à Luxembourg, et maître de conférences à l’ULg.
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