Affaire Alain Mathot: les synergies cachées du PS et de la N-VA
Protégé par la N-VA et l’Open VLD, Alain Mathot (PS) ne sera pas du procès Inova – Intradel qui débute le 5 décembre à Liège, malgré les lourdes charges qui pesaient sur lui, dont la corruption passive et l’organisation criminelle. Enquête sur un scandale parlementaire éclipsé par les attentats du 22 mars 2016.
Le procès Intradel qui commence le 5 décembre devant le tribunal correctionnel de Liège se déroulera sans le député-bourgmestre de Seraing Alain Mathot (PS). Huit autres coinculpés devront répondre de leurs actes dans le cadre de la plus importante affaire de corruption de ces dernières années. La raison pour laquelle la N-VA et l’Open VLD se sont opposés à la levée de l’immunité parlementaire du député Mathot reste un grand mystère au regard du contenu du dossier répressif auquel Le Vif/L’Express a eu accès.
Le Parlement fédéral est-il sorti de son rôle constitutionnel en protégeant outrageusement l’un des siens ? Quels intérêts défendait un certain milieu économique flamand en passant des coups de fil saugrenus ? Pourquoi la N-VA a- t-elle soutenu sans vergogne un homme qui, en dépit de ses qualités, représente tout ce que les nationalistes prétendent détester : les petits arrangements entre amis et la graaicultuur (cupidité) ? Pourquoi le PS a-t-il suspendu ses poursuites disciplinaires à l’encontre d’Alain Mathot alors qu’il a exclu André Gilles et Stéphane Moreau après le scandale Publifin ? Enfin, dernière question : que faisait le fils de Guy Mathot, le 20 octobre dernier, à la fête d’anniversaire du lobbyiste anversois de l’immobilier, Erik Van der Paal, fils de Rudi, ancien homme d’affaires et financier du Vlaams Blok, de la Volksunie, puis de la N-VA selon le site d’investigation Apache ?
Ce soir-là, le bourgmestre, Bart De Wever (N-VA), et le collège échevinal d’Anvers presque au grand complet étaient présents, de même que les plus anciens bras droits d’Elio Di Rupo (Luc Joris : inculpé dans l’affaire Dragone) et de Didier Reynders (Jean-Claude Fontinoy), des patrons de l’immobilier flamand, un Open VLD éclaboussé par les scandales Optima et Publipart (Geert Versnick)… Apachea filmé discrètement les embrassades masculines sur le pas du ‘t Fornuis, un restaurant étoilé de la Reyndersstraat. Cette scène d’anthologie a eu un impact ravageur. Outré qu’on puisse le prendre pour un homme d’argent, Bart De Wever a promis de mettre à plat la manière dont les prescrits urbanistiques sont négociés avec les promoteurs immobiliers de sa ville, dont Land Invest Group, détenu à 50 % par le fonds de pension liégeois Ogeo Fund (l’une des branches de l’empire Publifin/Nethys). Rétrospectivement, le raout anversois pourrait bien être l’une des clés du mystère de la non-levée de l’immunité parlementaire d’Alain Mathot.
700 000 euros de pots-de-vin ?
D’immobilier, mais d’un autre genre, il sera question lors du procès Inova – Intradel qui démarrera avec les auditions des prévenus. Il reprendra en mai 2018 pour les plaidoiries, le jugement étant attendu quatre mois plus tard. L’objet est connu : un gigantesque incinérateur de déchets (Uvelia) construit à Herstal par la société Inova pour le compte de l’intercommunale de gestion et de traitement des déchets Intradel (72 communes associées) et inauguré en 2009. Un non moins important pot-de-vin aurait été versé par Inova France, accuse son ancien directeur, Philippe Leroy, également sur le banc des prévenus : 12 millions d’euros, soit 6 % d’une facture de près de 200 millions d’euros, payés indirectement par les Liégeois via leurs taxes » immondices « . Plusieurs intermédiaires auraient bénéficié des largesses d’Inova, dont Alain Mathot, qui nie avoir reçu les quelque 700 000 euros évoqués par son corrupteur présumé.
Malgré les péripéties d’une enquête ouverte en 2007 sur la base d’une dénonciation anonyme, le procureur général de Liège, Christian De Valkeneer, estimait avoir suffisamment d’indices de » faux en écriture, organisation criminelle, corruption passive, blanchiment, abus de biens sociaux, escroquerie, infractions dans le cadre d’enchères publiques et fraude fiscale » pour demander, le 16 mars 2015, la levée de l’immunité parlementaire du Sérésien. Le 17 mars 2016, treize réunions et un an plus tard, la commission des poursuites du Parlement fédéral rejetait sa demande. L’affaire Mathot est passée brutalement à l’arrière-plan après les attentats du 22 mars. Ce matin-là, le procureur général de Liège se rendait à la RTBF pour commenter le vote… Sans surprise, le 14 avril, la Chambre a confirmé en séance plénière l’immunité d’Alain Mathot : 81 voix pour (N-VA, PS, SP.A, Open VLD), 49 voix contre (DéFI, MR, CD&V, Ecolo-Groen, Vlaams Belang) et 8 abstentions (CDH).
Une majorité aberrante
Comment cette majorité improbable s’est-elle forgée ? Ils étaient sept en commission des poursuites : Hendrik Vuye (rapporteur) et Zuhal Demir pour la N-VA (que Vuye a quittée en septembre 2016), Denis Ducarme (MR), Raf Terwingen (président, CD&V), Carina Van Cauter (Open VLD), Karine Lalieux (PS) et Hans Bonte (SP.A). Bien que les réunions se soient tenues à huis clos et que Laurette Onkelinx, cheffe de groupe PS, ait bataillé pour que la décision se prenne au consensus, de profondes divergences sont apparues.
L’actuelle secrétaire d’Etat Zuhal Demir (Lutte contre la pauvreté, Egalité des chances, Politique scientifique) ne s’est pas investie dans le dossier, selon les témoins, à la différence d’Hendrik Vuye, constitutionnaliste de l’université de Namur et rapporteur de la commission des poursuites. Au début, selon un témoignage off, il défendait la jurisprudence de l’article 59 de la Constitution : le » contrôle marginal » du dossier d’un élu en délicatesse avec la justice vise » à s’assurer que l’action n’est pas fondée prima facie (NDLR : à première vue) sur des éléments fantaisistes, illicites, prescrits, arbitraires ou ténus » (extrait du rapport). On aurait aimé savoir pourquoi il a viré de bord, lui, le constitutionnaliste apprécié de ses étudiants, et pour quelle raison, lui, le rapporteur de la commission, il n’était pas là, le 27 janvier 2016, quand le procureur général Christian De Valkeneer et les substituts Paul Catrice et Laurent De Smedt sont venus défendre leur dossier. Mais, malgré les appels répétés du Vif/L’Express, il se mure dans le silence. Interrogé au détour d’un couloir du Parlement, il a expliqué à un collègue qu’il avait » changé d’avis « . Simplement changé d’avis. Or, l’homme est perçu comme rigide. Est-ce lui qui a convaincu son parti ou bien a-t-il reçu des ordres d’en haut ? » La décision a été politique « , tranche un député qui connaît la musique : la N-VA a sauvé le soldat Mathot. Pourquoi ?
Zuhal Demir, Carina Van Cauter, Karine Lalieux et Hans Bonte ont adhéré à l’interprétation du » contrôle marginal » validée par Hendrik Vuye : elle consiste à » vérifier – certes, de manière marginale – deux éléments : premièrement, si la demande du procureur général est suffisamment étayée et, deuxièmement, si l’instruction n’est pas inspirée purement et simplement par des motifs politiques » (extrait du rapport). Dans une intervention télévisée (sur RTL-TVI, le 17 avril 2016), la socialiste Karine Lalieux a justifié son vote par le fait que l’enquête avait été menée » à charge » et que les fuites dans la presse avaient été » orchestrées « , bref qu’il y avait un » motif politique » derrière tout ça. Toutefois, elle ne fermait pas la porte à une nouvelle demande du parquet… Sollicitée par Le Vif/L’Express, elle ne souhaite pas revenir sur cette affaire. Hans Bonte, lui, est resté en retrait, appliquant la discipline de vote du SP.A.
Quant à Carina Van Cauter (Open VLD), son cas est particulier : elle a » poussé très, très loin l’analyse du dossier « , selon un témoignage off, se faisant juge d’instruction et avocate, son vrai métier. » Tout n’est pas aussi limpide que ça « , glissait-elle à un collègue étranger au huis clos. Les dernières semaines avant le vote fatidique, l’Open VLD a accentué sa pression : » Il relayait des coups de fil malsains de l’immobilier flamand : Alain Mathot est un gentil garçon… » Voilà pour l’ambiance.
Le fonctionnaire qui accompagnait les travaux de la commission des poursuites rappelait à chaque fois la jurisprudence de la Chambre mais la plupart des députés se sont assis dessus. Raf Terwingen (CD&V) et Denis Ducarme (MR), devenu entre temps ministre fédéral des Classes moyennes et de l’Agriculture, ont voté la levée de l’immunité. Deux contre sept, donc. » Nous estimions au niveau du MR que, quelles que soient les remarques qui puissent être faites, il y avait les éléments suffisants – compte tenu aussi des très nombreux chefs d’inculpation – pour laisser la justice faire son travail « , expliquait Ducarme sur RTL-TVI, ce même 17 avril 2016.
» Les loups ne se mangent pas entre eux » : interrogé par Le Vif/L’Express, le député Francis Delpérée (CDH) résume ainsi l’affaire. Lors du vote en plénière, le CDH s’est abstenu au motif qu’il ne connaissait pas le dossier. » Dès que la loi donne aux parlementaires ou à une commission une parcelle d’autorité qui touche un petit peu au pouvoir judiciaire, les élus se sentent pousser des ailes, assène le constitutionnaliste de l’UCL. Ils se sentent investis de la mission de faire ou de refaire l’enquête. C’est une forme d’orgueil parlementaire, ils se prennent tous pour Tintin ! » Absent de la commission des poursuites, comme le CDH, Ecolo-Groen a voté sans hésiter contre ses conclusions. » La commission n’a pas organisé de débat contradictoire alors qu’elle examinait le fond du dossier, critique le député Jean-Marc Nollet. En tout cas, c’est le vote le plus inexplicable de cette législature. » Christian De Valkeneer a confié au Vif/L’Express qu’il ne savait toujours pas ce que contenaient les 70 pages du mémoire plaidé ultimement devant les députés par le défenseur d’Alain Mathot, Johan Verbist, avocat à la Cour de cassation. » C’était le genre de conclusions qu’on plaide habituellement devant un tribunal correctionnel « , balance un témoin de la scène.
Il en est resté comme une grosse gêne à la Chambre. Président de la commission justice de la Chambre, le Liégeois Philippe Goffin (MR) annonce d’emblée qu’il a d’excellentes relations avec Alain Mathot : » C’est précisément pour conserver la sérénité générale qu’il ne faut pas demander à des députés de se prononcer sur le fond d’un dossier judiciaire, ici manifestement sans rapport avec l’activité parlementaire. Les députés qui travaillent énormément regrettent que cela donne l’impression d’avoir voulu protéger quelqu’un… » Alain Mathot, certes, va échapper aux foudres de la justice mais peut-être aussi ses coinculpés. » C’est super pour leurs avocats, ironise un autre parlementaire, ils pourront plaider sur le doute. »
Aucun projet en vue pour clarifier la situation… Dans un discours exceptionnel de rentrée, en septembre 2016, le procureur général de Mons avait déploré la tournure prise par les procédures de levée de l’immunité parlementaire dans les affaires Mathot et Luperto (du nom du bourgmestre-député PS, wallon cette fois, soupçonné de faits de moeurs : il sera fixé sur son sort le 4 décembre) : Ignacio de la Serna demandait au monde politique, à défaut d’abandonner sa détestable habitude de se prendre pour un juge du fond, au moins d’adopter une procédure qui respecte les règles du contradictoire (Le Vif/L’Express du 28 avril 2017).
Le PS attentiste, la Flandre intéressée
Dans le camp socialiste, seul Claude Desama s’est manifesté. » Au Parlement européen, j’avais plaidé pour que celui-ci ne doive plus se prononcer sur les immunités parlementaires et qu’on laisse faire la justice, se souvient l’ancien bourgmestre de Verviers. Il y avait une demande de levée tous les six mois pour Marine Le Pen ! Par principe, explique-t-il au Vif/L’Express, j’ai toujours considéré les immunités comme un privilège exagéré et un signe de méfiance à l’égard du pouvoir judiciaire, qui est un pouvoir indépendant. Si Alain Mathot n’avait rien à craindre, il aurait dû demander lui-même la levée de son immunité parlementaire. Le Parlement fédéral ne l’a pas fait pour des raisons que j’ignore mais il n’a pas levé le soupçon. » Le socialiste a encore en mémoire la réaction outrée d’Alain Mathot ( » C’est dégueulasse ce que tu as fait ! « ) et celle, plus diffuse, de Willy Demeyer ( » Ce n’était pas très opportun « ).
En Flandre, la vidéo d’Apache montrant le défilé de têtes connues et moins connues aux 45 ans du très discret Erik Van der Paal, homme d’affaires anversois (Amber) et lobbyiste de Land Invest Group, a fait scandale. Alain Mathot a admisà La Meuse y avoir participé » pour rencontrer des investisseurs « . Pour ceux qui connaissent un peu les liens entre la Métropole et certains hommes politiques gantois et liégeois, cet aréopage n’était pas une surprise mais Bart de Wever a semblé découvrir le monde qui l’entoure…. Optima, Land Invest Group, Ogeo Fund sont pourtant des noms d’entreprises qui sifflent aux oreilles flamandes.
Déclarée en faillite frauduleuse en 2016, Optima Bank avait repris la licence bancaire d’Ethias (ex-Smap) en 2011 grâce à ses nombreux appuis politiques. Elle rabattait ses riches clients désireux de blanchir leur argent soit vers le fonds Lombard au Luxembourg (branche 23), soit dans l’immobilier via Optima Global Estate alors dirigé par Luc Van den Bossche, ancien ministre de l’Intérieur (SP.A). Ce dernier siégeait aussi, avec Geert Versnick (Open VLD), au conseil d’administration de Land Invest Group, promoteur de quelques chantiers anversois controversés sur les plans juridique et urbanistique. Finalement, c’est l’argent des pensionnés liégeois qui est investi, non sans risques, dans la ville de Bart De Wever. Dirigé jusqu’en juin dernier par Stéphane Moreau (Nethys), Ogeo Fund détient la moitié de Land Invest Group. Une goutte d’eau dans l’océan d’argent que brasse la ville portuaire mais hautement symbolique des relations open qu’entretiennent les partis politiques quand certains de leurs représentants se piquent de faire de l’argent dans le privé.
Alain Mathot était d’autant plus à l’aise au ‘t Fornuis que, jusqu’au début de cette année, il était administrateur rémunéré dans des sociétés mixtes ou publiques ayant de solides atomes crochus avec la Flandre : EDF-Luminus, Publilec et Publipart. Manifestement, son réseau flamand s’est mobilisé pour lui éviter le procès.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici