Mobilité : « Lorsque l’usager en paiera le juste prix, il réfléchira à chaque kilomètre parcouru »
Stef Proost, professeur d’économie des transports et expert en mobilité est catégorique : la manière la plus efficace de s’attaquer au problème de mobilité est de décourager les déplacements. Des péages routiers, des transports publics plus chers : ce n’est que lorsque l’usager paiera le juste prix de son voyage qu’il réfléchira à chaque kilomètre parcouru et adaptera son comportement.
Un mardi matin en Belgique : en raison d’une grève du rail, on recense plus de 420 kilomètres de files dans tout le pays. Des attentes allant de trois quarts d’heure à plus d’une heure sur les autoroutes, une heure de temps de parcours supplémentaire pour rejoindre Anvers depuis Gand ou Bruxelles depuis Namur. Sur le ring intérieur de Bruxelles, les ennuis ont commencé dès six heures avec un véhicule en panne sur la bande de droite. Sur le ring d’Anvers, on note également des ralentissements après un accident impliquant deux poids lourds. Les files se sont formées plus tôt que d’habitude parce que de nombreux navetteurs ont avancé leur départ en raison des encombrements annoncés, aggravant de ce fait la congestion. Le réseau est totalement paralysé. Une nouvelle journée d’enfer sur les routes.
Une comme on en connaît de plus en plus souvent. D’après les calculs du bureau d’analyse Transport & Mobility Leuven, une heure perdue dans les embouteillages coûte 10,58 euros pour une voiture particulière. Pour un camion, ce chiffre passe à 36,37 euros. Le coût total des heures perdues dans les embouteillages peut s’élever certains jours particulièrement saturés à presque 3 millions d’euros. Sans compter les répercussions annexes sur l’environnement ou la santé. Hallucinant. Combien de temps pourrons-nous encore payer la facture ? Et surtout : allons-nous encore supporter longtemps d’être immobilisés dans des embouteillages croissants ? Quelque chose doit changer, mais quoi ?
Comment faire pour rester tous (plus) mobiles ?
Stef Proost : « La solution au problème de mobilité n’existe pas. Il serait illusoire d’espérer pouvoir permettre à tout le monde de se déplacer partout, à n’importe quel moment, de façon agréable et bon marché. » Augmenter le nombre de bandes de circulation, de trains, de bus ? Le problème est infiniment plus complexe. Stef Proost : « La mobilité est un mélange de processus distincts qui constituent une sorte d’écosystème, une conjonction de multiples facteurs, souvent contradictoires. Si l’on veut une meilleure mobilité à l’avenir, plus durable, il faut travailler sur différents fronts. »
L’option à laquelle on pense généralement en premier lieu est d’investir encore davantage dans l’infrastructure routière, encore plus d’asphalte. De grands projets sont en chantier pour les années à venir : l’élargissement du ring de Bruxelles, la liaison Oosterweel autour d’Anvers… Les montants se chiffrent en milliards.
Est-ce de l’argent bien investi ?
« On ne résout pas le problème de mobilité à coup d’asphalte. Prenez les deux voies supplémentaires aménagées entre Louvain et Bruxelles : cela roule un peu mieux mais dans deux ans, tout sera à recommencer. Élargir l’infrastructure routière pour accroître la capacité coûte à chaque fois de l’espace public et de l’argent. De l’espace qui se raréfie et de l’argent que nous n’avons pas d’ailleurs. D’autant que cette solution n’est pas durable : chaque offre crée une demande et ces nouvelles bandes de circulation vont augmenter le trafic. De nouvelles routes, de nouveaux ponts ou tunnels : une fois construits, ils sont saturés au bout d’un à cinq ans. Si l’on veut vraiment changer la donne, il faut penser à long terme. Le problème est qu’une telle démarche demande du courage de la part des politiciens, le courage d’opter pour des options dont les gains sur le plan de la mobilité ne sont pas immédiatement visibles. La vision à court terme des politiciens constitue un obstacle majeur à la prise de bonnes décisions dans ce dossier. »
Quelles sont les autres options dont on dispose ?
« On peut commencer par mieux utiliser l’infrastructure existante. Je partage ici l’avis de mon collègue Chris Tampère, ingénieur en transports. Prenez le transport par route : on sait que les nombreux changements de bande ralentissent le trafic et provoquent des embouteillages. Un nombre trop important de bretelles d’accès ou de sortie sur une distance donnée a le même effet. Avec quelques seaux de peinture blanche, vous pouvez influencer significativement le trafic pour un coût relativement faible : des lignes blanches continues diminuent réellement les files. Des feux de signalisation intelligents permettent également de fluidifier la circulation. Une gestion active du trafic est déjà à l’étude depuis des années et plusieurs études internationales prouvent l’efficacité d’un dosage et d’une temporisation intelligente de la circulation. »
LA GRATUITÉ DES TRANSPORTS EST UN LEURRE
Train, tram et métro réunis : n’est-ce pas suffisant pour désengorger les routes et fluidifier la circulation ?
« L’idée selon laquelle des transports en commun efficaces et bon marché pour tous constituent la solution aux embouteillages ne tient plus la route. C’est tout simplement impayable. Des transports « gratuits », cela n’existe pas. Les déficits de la SNCB et de De Lijn ne sont plus tenables. En Flandre, les recettes de De Lijn couvrent par exemple à peine 15 % des frais opérationnels. Il est urgent que les autorités revoient leurs priorités en matière de subsides. Les navetteurs n’ont souvent pas idée du prix réel de leur trajet. Combien de personnes voyagent en train quasi gratuitement en pleines heures de pointe de Genk ou d’Ostende vers Bruxelles ? Qui paie pour toute l’infrastructure supplémentaire nécessaire pour ces trajets ? Ne serait-il pas plus simple que les gens aillent habiter plus près de leur lieu de travail ? Plus il y a de personnes qui se déplacent à pied ou à vélo, plus la qualité de vie s’améliore et plus notre mobilité s’améliore également. Si vous faites le choix d’aller habiter plus loin, vous devez payer les coûts supplémentaires que cela occasionne. Les autorités doivent avoir le courage d’y réfléchir. »
Quelles sont les solutions pour les transports en commun ?
« La capacité aux heures de pointe coûte énormément d’argent. Pourquoi dès lors ne pas augmenter le prix des billets durant les heures de pointe ? Au Royaume-Uni, un abonnement annuel durant les heures de pointe entre Londres et Oxford ou Cambridge coûte environ 7000 euros, chez nous c’est un tiers de ce prix pour une distance similaire. Durant les heures creuses, le même trajet coûte nettement moins. Ce montant est élevé mais il force les usagers à réfléchir aux kilomètres qu’ils parcourent. Êtes-vous prêt à payer pour cela ? Je suis convaincu que la « gratuité » des transports est inefficace. Prenez les bus gratuits à Hasselt : l’opération semblait vouée à un succès phénoménal, le nombre de voyageurs en bus était multiplié par 10 ! Jusqu’à ce que l’on compte combien de ces voyageurs laissaient effectivement leur voiture au garage : 1 à 2 sur 10. Un flop total. Des transports gratuits ou lourdement subventionnés ne font qu’augmenter la demande et ne résolvent rien. Qui paie en fin de compte la facture ? Les autres via des impôts supplémentaires. Il faut oser réfléchir aux raisons pour lesquelles on alloue des subsides à certains modes de déplacement. »
Les déplacements ne coûtent donc pas assez à ceux qui les effectuent. La solution est-elle d’augmenter le prix des billets de train ou de bus ? Et qu’en est-il des voitures ?
« Oui. L’usager doit payer. Il faut réduire les subsides alloués à des formes onéreuses de mobilité comme les transports en commun et, par conséquent, augmenter le prix des billets. Mais il en va de même sur les routes : on peut récupérer les heures perdues dans les files par un système de péage intelligent. Un tel système permettrait de coordonner les heures de départ afin de ne pas dépasser la capacité de l’infrastructure ou moins rapidement. On libère ainsi la route pour les conducteurs qui en ont le plus besoin, ceux-ci pourront utiliser en premier la capacité de la route parce qu’ils auront payé davantage. Cela permettra des économies de temps tout en augmentant les recettes publiques, sans effet sur les coûts totaux. Si on s’y met dès maintenant, on peut avoir dans cinq ans un bon système de tarification routière. Et le contrôle sur les embouteillages. Des projets gigantesques comme la liaison Oosterweel pourraient être alors en grande partie reportés, ce qui permettrait d’économiser une bonne partie des 4,5 millions alloués au projet ou de les investir dans l’entretien du réseau routier. Ou dans des routes intelligentes. Ou dans des écoles ou dans la lutte contre la pauvreté. »
« Jusqu’à présent, il est seulement question de la part des autorités d’une taxe au kilomètre pour les poids lourds à partir de 2016, mais le secteur des transports a raison de protester en arguant que cela n’a pas de sens de les faire payer eux seuls. La circulation des poids lourds est responsable d’environ 10 à 20 % du nombre total de kilomètres effectués sur nos routes. En ne taxant que les seuls poids lourds, le résultat sera à peine perceptible : la circulation des poids lourds va diminuer de 2 % tout au plus. Une capacité tout de suite absorbée par une augmentation du nombre de voitures. Par contre, instaurer une tarification routière pour tous portera ses fruits. Dans des villes comme Londres et Stockholm, l’efficacité de la mesure a déjà été largement démontrée, d’autres villes vont suivre. Lorsque le système de péage de congestion a été introduit à Londres, il a provoqué un tollé chez les automobilistes mais maintenant que cela s’avère marcher, la majorité y est favorable. »
« Instaurer un tel système demande naturellement du courage sur le plan politique : au départ, il faut nager à contre-courant, la réussite du projet ne peut être évaluée que plus tard. Lorsque j’entends le ministre flamand de la mobilité et des travaux publics Ben Weyts annoncer que la tarification routière ne sera certainement pas pour cette législature, je m’interroge sur les solutions qu’il compte réellement apporter. Cela fait quinze ans que l’on réfléchit sur la liaison Oosterweel, entre-temps on est toujours coincé dans les embouteillages et il n’y a toujours pas de solution. »
Ni les transports en commun, ni la voiture… Quel sera dès lors le moyen de transport du futur ? La voiture électrique ?
« Une voiture électrique reste également une voiture de plus dans le trafic. Le problème, c’est qu’elles sont très chères, elles coûtent jusqu’à 10 000 euros de plus qu’une voiture ordinaire si vous voulez une voiture qui fonctionne entièrement sur batteries. Il ne faut pas subsidier l’achat de telles voitures si l’objectif est justement de réduire le trafic quotidien. »
« Nous évoluons toutefois vers des véhicules intelligents qui utilisent mieux la capacité de la route, par exemple parce qu’ils peuvent se « coller » électroniquement les uns aux autres et occuper ainsi moins d’espace. Cela signifie : plus de place pour plus de voitures, avec le même effet d’appel : une augmentation du trafic. Dans certains scénarios de science-fiction, les taxis roulent tout seuls, sont garés à l’extérieur de la ville et les usagers y font appel à la demande. Il faut être prêt alors à partager son moyen de transport et renoncer à l’idée d’avoir sa propre voiture, de la marque et de la couleur qu’on a choisies. Nous n’en sommes pas encore là. En ce moment, il est plus judicieux d’acheter un vélo électrique qu’une voiture électrique. Le gouvernement ferait mieux d’investir dans des autoroutes cyclables qui désenclavent les villes pour les non-automobilistes. Quelle que soit la quantité d’argent que l’Europe injecte dans les campagnes, les villes restent encore toujours le moteur de la croissance. On le voit également en Belgique : le Brabant wallon et flamand s’en sortent bien avec Bruxelles comme pôle, Anvers a le port. Les villes ne cessent de croître, le tissu urbain se densifie. On ne peut pas arrêter cette centralisation. En rendant les centres urbains accessibles aux vélos (électriques), on résout déjà en partie la question de la mobilité. »
PAR ANNE PEETERS
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